Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

Princesse Rosette


 PRINCESSE ROSETTE

On ne sait trop quand, on ne sait trop où, vivait un roi jardinier.
Il régnait en despote éclairé sur des massifs à la discipline incertaine ; il aimait beaucoup les roses et avait pour cela baptisé sa fille unique, Rosette.
Princesse Rosette avait perdu sa mère en naissant ; on lui avait donné en compensation, une marraine-fée excellente.
Princesse Rosette était parfaite en tous points sauf un : elle était effroyablement curieuse. Elle voulait savoir de tout le pourquoi et le comment et posait sans arrêt des questions.
« Rosette, Rosette, l’admonestaient son père et aussi sa marraine, la curiosité te jouera des tours ; prends garde à toi ! »
Une chose surtout, ou plutôt un lieu, intriguait particulièrement Princesse Rosette : une cabane tout au fond du jardin où le soir, le roi son père, rangeait ses outils et ses arrosoirs et qu’il ne quittait jamais sans avoir vérifié à plusieurs reprises que toutes les issues en étaient soigneusement fermées.
Aux questions de la curieuse, qui voulait savoir la raison de tant de précautions pour quelques outils somme toute, assez ordinaires, le roi répondait sombrement : « Cela ne vous regarde pas, Princesse, vous le saurez quand vous serez grande. »
Et il refusait toujours de la laisser entrer avec lui dans la cabane.
Vous imaginez bien que Rosette n’avait qu’une idée en tête : ouvrir la porte et regarder ce qu’il y avait là-dedans.
Le temps passant, cela devenait une idée fixe.
Et puis un jour, le roi fut invité à une assemblée de rois-jardiniers : on allait y comparer oignons, semences et boutures et prendre d’importantes décisions concernant les futures plantations des royaumes.  Le roi aurait voulu que Rosette vienne avec lui, mais il avait fait très sec cet été-là et la princesse proposa de rester pour surveiller un massif d’hortensias récemment planté et qui avait besoin d’un arrosage quotidien. Le roi ne pût rien objecter et sortit les arrosoirs de la cabane qu’il referma soigneusement.
Puis à son carrosse, il attela l’âne Cadichon, embrassa Rosette en lui recommandant bien d’appeler sa marraine en cas de besoin et il nota sur une ardoise la formule qui la faisait apparaître.
A peine eut-il disparu derrière la haie d’aubépines qui marquait les frontières du royaume, que la curieuse, négligeant les hortensias pour lesquels elle était restée, se mit à fureter dans tout le palais afin de trouver où le roi cachait la clef de la cabane en planches. Peine perdue, le roi, prudent, la gardait toujours accrochée à une chaîne autour de son cou.
Dépitée, Princesse Rosette secoua la porte qui resta inébranlable et même insensible à une volée de coups de pied ; car la princesse, folle de curiosité, perdait une à une ses perfections et devenait en plus de curieuse, coléreuse. Rouge, essoufflée, elle alla s’asseoir au bord d’un bassin et trempa pour se rafraîchir, les mains entre les nymphéas ; l’eau froide lui rendit un peu de calme ; elle se mit à réfléchir tout en regardant la porte close. C’était une porte solide, mais la serrure en était vieille. L’idée surgit : Princesse Rosette courut à sa boîte à couture et revint avec une paire de ciseaux très fins mais extrêmement solides. Introduits dans le trou de la serrure, ils parvinrent sans trop de difficulté à actionner le pène,  et bonheur, la porte s’ouvrit !
Il faisait sombre dans l’appentis dont les volets étaient restés clos ; pourtant Rosette distingua sur une table une vasque pleine d’eau sur le bord de laquelle une grenouille – oh, pas une jolie reinette verte, non ! – mais une grosse grenouille glauque et gluante qui la regardait de ses gros yeux narquois et dont la large bouche s’étirait en un mauvais sourire. Et, effectivement, avant de sauter d’un bond par la porte que Rosette avait laissée ouverte, la grenouille ricana.
Elle plongea dans le bassin au nymphéas ; le silence se fit dans le jardin et la brise même, cessa de faire trembler les feuilles ; on n’entendait plus les oiseaux chanter ni même les abeilles  bourdonner .C’est alors que,  soulevant, bousculant les calmes fleurs aquatiques, surgit de l’eau une femme épouvantablement belle ; ses yeux avaient des éclats métalliques, sa bouche était plus rouge que l’enfer.
Le silence était de plomb dans le jardin ; les roses n’embaumaient plus ; d’épais nuages passaient devant le soleil et l’ombre s’étendit sur les parterres. La femme effroyable tenait à la main une noire baguette ; tournant sur elle même, elle la secoua sur les arbres et les massifs ; instantanément, des armées de limaces envahirent les carrés de légumes, dévorant fleurs et feuilles, pendant que des troupes de rats dévoraient les racines ; des nuées de pucerons se jetèrent sur les roses et les réduisirent en charpie ; des cohortes de chenilles grimpèrent aux arbres et en firent des squelettes tandis que les vers dévoraient leurs fruits. En quelques instants, le domaine du roi-jardinier fut réduit à néant.
Princesse Rosette atterrée, tremblante, contemplait le désastre ; ses yeux agrandis d’horreur se posèrent sur l’ardoise ; machinalement, elle lut à voix haute la formule magique qui fit au même instant apparaître la fée-marraine ; simultanément, dans un grand envol de satins noirs moirés de traînées pourpres et verdâtres, la sorcière s’effaça dans les airs laissant derrière elle un éclat de rire sinistre qui ressemblait à un hurlement de douleur.
« Par ma baguette, Rosette, tu l’as laissée sortir ? réprimanda la fée.
-Je ne savais pas, marraine, je ne savais pas, pleurait Rosette.
-Ma pauvre fille ! J’avais bien dit à ton père que tu étais assez grande pour savoir…
-Savoir quoi, marraine ?
-Assied-toi, dit la fée en désignant à Rosette un arbre mort qui venait de se coucher au bord d’une allée :
« Nous étions trois sœurs : ta mère, celle que tu viens de voir et moi. Cette sorcière est donc ta tante. Notre père est un grand mage, connu pour son savoir ; ton père un jour est venu le consulter.  Nous recevions peu de visiteurs et ton père en sa jeunesse était fort séduisant. Nous sommes toutes trois tombées amoureuses de lui mais il devint vite évident que sa préférence allait à ta mère. Nous savions que l’amour d’un homme nous ferait perdre nos dons magiques. Ta mère était amoureuse, la perte de ses pouvoirs lui était indifférente ; en ce qui me concerne, puisque ta mère était l’élue, je me suis consolée en me plongeant dans l’étude afin de perfectionner mes dons. Mais notre sœur, ta tante, eut moins de sagesse : folle de dépit et de jalousie, elle se plongea elle aussi dans l’étude, mais celle des sciences noires, celles qui engendrent le mal. Elle a fait mourir ta mère lors de ta naissance et voulait aussi te détruire.
Notre père pour l’empêcher de nuire et la punir de s’être vouée au mal, l’a changée en grenouille, en recommandant à ton père de la tenir toujours enfermée dans cette cabane où personne autre que lui ne devait entrer.
Tu devais connaître la vérité dès que tu serais assez grande pour la comprendre et j’avais prévenu ton père que le temps était venu ; mais il est comme tous les pères il ne voulait pas te voir grandir ! Et voilà, le mal est fait ; je n’y peux plus rien. Seul ton aïeul le magicien pourrait réparer le désastre. Mais il s’est retiré du monde, loin d’ici, par delà les sept monts, par delà les sept vallons. Il ne veut plus avoir affaire aux hommes. Pars à sa recherche, Rosette, il acceptera peut-être de venir en aide à sa petite-fille. Mais ta quête sera difficile car il change souvent d’apparence ; on m’a dit l’avoir vu sous la forme d’un cerf blanc à la ramure d’or, mais il a bien d’autres aspects. De plus, la route est longue et périlleuse ; cependant, puisque ta curiosité est la cause de cette catastrophe, il est juste que tu te donnes un peu de mal pour la réparer. Pars sans plus attendre ; si ton père voit son royaume dans cet état, il pourrait bien en mourir de douleur. »
Sans attendre, sans prendre ni provisions ni linge de rechange, la jeune princesse entreprit sa quête.
Elle marcha longtemps ; le soir tombait quand elle parvint au pied du premier mont ; la côte était rude, le sentier tortueux et mal empierré ; néanmoins Rosette commença courageusement l’ascension. Arrivée après bien des peines au sommet, le clair de lune lui fit entrevoir dans le fond du vallon un grand cerf blanc à la ramure d’or. Oubliant la fatigue, oubliant le sommeil et le chemin qui serpentait jusqu’en bas, Rosette dévala la pente en droite ligne à travers champs et fourrés. Mais quand elle arriva, échevelée, les vêtements en lambeaux dans la prairie, le grand cerf avait disparu. Déçue, morte de fatigue elle s’écroula sur l’herbe où elle finit après bien des larmes par s’endormir.
Elle s’éveilla toute frissonnante aux rayons du soleil levant. Un grand noyer dont les branches retombaient jusqu’à terre l’avait abritée des vents froids mais la rosée avait trempé les loques qui lui couvraient le corps, ses boucles pendaient lamentablement et il ne restait plus rien de ses jolis souliers de satin. Elle avait faim. Un merle sautillait, piquant du bec les noix tombées à terre ; elle en ramassa. L’oiseau dans un grand frou-frou d’ailes battues, la mena vers un roncier couvert de mûres ; elle en compléta son repas. Puis elle but à une source qui se trouvait là et lava son visage et ses mains tachées de mûres et de noix. Elle ne vit plus aucune trace du grand cerf et  se demanda si elle avait rêvé. Devant elle buissonnaient des taillis qu’elle allait devoir traverser pour atteindre le deuxième mont qu’elle apercevait au loin.
Elle allait se mettre en route quand elle entendit une trille impérieuse : le merle, se balançant sur une branche, semblait lui dire au revoir. Elle lui sourit, lui adressa un signe de la main ; le merle siffla de plus belle, puis descendit sautiller parmi les coques de noix tombées. Alors Rosette comprit le message et en emplit ses poches. Le merle siffla cette fois d’un ton satisfait et la jeune fille prit la route du second vallon.
Ce chemin n’était pas meilleur que le premier ; ses hardes ni ses débris de souliers ne la protégeaient plus ; c’est le corps déchiré par les ronces et les pieds en sang qu’elle parvint au sommet ; dans le soleil couchant, elle put voir le fond du deuxième vallon. Pas de cerf blanc, mais un renard assis la queue enroulée autour des pattes qui regardait dans sa direction, malicieusement lui sembla-t-il. Elle se souvint des propos de sa marraine : son grand-père le magicien aimait à changer d’apparence. Elle fut bien vite au fond du vallon, mais du renard, elle n’aperçut que le panache disparaissant dans les broussailles. Elle poussa un gros soupir en se laissant tomber sur des rochers qui bordaient une cascade. Elle était sale, à moitié nue et griffée de partout ; ses boucles blondes ressemblaient désormais aux ronciers qu’elle avait du traverser ; ses pieds n’étaient plus qu’une plaie et ses souliers un souvenir. Ravalant les larmes qu’elle sentait monter à ses yeux, elle chercha de quoi se nourrir et ne trouva rien. Remerciant en pensée le merle, elle croqua les noix qui restaient dans ses poches. Elle était si fatiguée, qu’elle s’endormit sans penser à chercher un abri.
 Les oiseaux lui servirent de réveille-matin. La cascade tombait dans un bassin entouré de roseaux. Un saumon s’ébrouait dans l’écume argentée par les rayons du soleil levant. Rosette eut envie d’en faire autant et ôta ce qui lui restait de vêtements. Le saumon nageant devant elle lui fit découvrir des œufs de canne, nichés dans les roseaux. Rosette était princesse mais elle savait gober un œuf. Certaine de n’être vue que du saumon et peut-être du renard, mais allez savoir,  elle s’étendit au soleil sur les rochers. Quand elle fut sèche et réchauffée, elle abandonna sa robe en lambeaux, ses souliers désormais inutiles, croqua encore quelques noix et, pieds nus et en jupon, prit la route de la troisième montagne qui s’élevait à l’horizon.

De chaleur et d’insolation, elle manqua périr sur le chemin pierreux qu’aucun arbre n’ombrageait. Cent fois elle fut sur le point de renoncer et d’appeler sa marraine au secours ; mais alors elle pensait au domaine de son père, dévasté par sa faute et courageusement, mettait un pied devant l’autre ; s’aidant de ses mains, cassant ses ongles,  elle escaladait les rochers.
Au fond du troisième vallon, qu’elle aperçut du sommet, chantait une fontaine. Ni cerf ni renard en vue ; seul, un grand corbeau noir volant en cercles concentriques semblait lui désigner le point où elle devait se rendre. Le chemin pour descendre était en pente douce et du sable avait remplacé les cailloux. Heureusement pour Rosette ! Ses pieds étaient entamés jusqu’à l’os. L’eau de la fontaine calma ses douleurs ; elle but un peu puis se rendit à l’endroit au-dessus duquel   tournoyait le corbeau. Un lapin était étranglé dans un collet. Quand elle leva la tête, le corbeau avait disparu. La nuit tombait, elle avait faim, elle avait froid. Elle n’avait pas la moindre idée de la manière de faire du feu et l’idée d’avoir à dépouiller le petit animal et le manger cru lui donnait des hauts le cœur. En bordure d’un bosquet, quelques châtaigniers laissaient tomber leurs bogues. Elle en remplissait son jupon quand, levant la tête,  elle cria de frayeur et s’enfuit précipitamment : juste devant elle un sanglier suivi d’un homme hirsute et vêtu de peaux de bêtes sortait juste de l’ombre d’un bosquet.
Rosette se prit le pied dans une racine et tomba de tout son long au milieu des châtaignes qui s’échappaient de ses cottes. L’homme et la bête la regardaient en grognant. Sans plus s’occuper d’elle, l’étrange créature s’empara du lapin, rassembla des brindilles et de la mousse, sortit de ses peaux deux pierres qu’il frotta. Une étincelle enflamma le bois sec qui se mit à crépiter. En un tournemain, il avait dépouillé le lapin, l’avait enfilé sur une baguette et le présentait à la flamme.
La pauvre princesse, plus morte que vive n’osait pas bouger. Sa faim se ravivait à l’odeur de la viande grillée. Le sauvage, grogna quelques borborygmes et lui fit signe de s’approcher. Elle s’assit craintivement à côté de lui. Il fouilla de nouveau dans les poils qui le couvraient et en ramena une flûte de roseaux dont il tira des sons étrangement mélodieux. Le sanglier, du groin, labourait tout autour cherchant sa pitance.  Quand il estima cuit son rôti, l’homme hirsute, posa la flûte,  fit glisser la baguette, empoigna le lapin à deux mains, et tordant et déchirant, en fit deux parts et en tendit une à Rosette. Ne sachant trop comment la manger, elle regarda son hôte qui dévorait avec les quelques dents qui lui restaient.
Rosette qui avait toutes les siennes et fort belles l’imita. Puis, rassasiée, elle lui offrit en dessert les mûres qu’elle avait trouvées. Le sauvage, hocha la tête en lui montrant ses mâchoires crénelées. Sans doute était-ce un sourire…
Puis il frotta ses mains dans sa tignasse, se leva, émit encore quelques grognements et s’en fut, jouant de la flûte et suivi du sanglier. Rosette et le feu s’endormirent en même temps.
Le lendemain matin, les cendres étaient froides. Rosette avant de repartir vers le quatrième mont qui se dressait dans le soleil levant, avec des feuilles de rhubarbe et des lianes de clématite qui poussaient là,  se fabriqua des bottines.
 Et la voilà repartie ! Ce qui lui reste de linge lui tient à peine au corps. Le chemin en lacets est bien étroit qui borde un précipice ; chaque pas lui donne le vertige. Combien de fois dût-elle se rattraper à la paroi rocheuse, pour éviter de tomber dans le ravin ? Il arriva même que trébuchant sur une pierre, il lui fallût rester suspendue dans le vide, rassemblant ses forces pour se hisser à nouveau sur le chemin. Elle pensait au roi son père, elle pensait au jardin dévasté et elle retrouvait le courage dont elle avait besoin  pour continuer.
Arrivée au sommet, elle suivit des yeux un torrent qui bondissait de roche en roche jusqu’au fond du vallon. Il fallait redescendre et le chemin qui longeait le torrent n’était pas moins rude que celui qu’elle venait de grimper. Les feuilles de rhubarbe étaient depuis longtemps restées accrochées aux cailloux. La rive du torrent était trop escarpée pour qu’elle puisse y tremper ses pauvres pieds. Elle soupira bien fort et entreprit la descente.
Tout en bas, le raidillon formait un coude autour d’un gros rocher qui lui masquait le paysage. En le contournant, Rosette poussa un cri : un ours, énorme, tout noir, dressé sur ses pattes arrières lui barrait le passage. Pétrifiée de frayeur, elle ne savait que faire, quand un lutin tout de vert vêtu, sortit d’entre les pattes de l’ours et  la salua joyeusement. Sans lui demander qui elle était ni ce qu’elle faisait toute seule dans cette région désolée, il lui alluma un feu, lui donna quelques pommes à manger et lui fit boire, à une gourde qu’il portait au côté, un breuvage fort amer mais qui  fit oublier à Rosette douleur et fatigue.
Tel un écureuil, le lutin grimpa dans un arbre où il avait sa cabane bâtie dans les branches ; il en ramena un mortier, puis il s’en fut cueillir certaines plantes. Avec de la boue ramassée au bord de la cascade et du miel qu’avait apporté l’ours,  il fit un emplâtre dont il enduisit les pieds blessés de la princesse.
Tout en vaquant, il chantonnait racontait mille histoires amusantes sur les plantes et les oiseaux. Rosette apaisée, s’endormit près du feu, le dos calé contre l’ours roulé en boule.
Le chant des merles la réveilla. Un instant elle s’imagina dans le jardin paternel, mais quelques fourmis explorant son visage la rendirent à la triste réalité : elle avait dormi dans l’herbe, à la belle étoile. Elle n’avait plus pour se vêtir que quelques haillons qui la couvraient à peine, ses pieds étaient toujours endoloris et il lui restait  encore trois monts à gravir avant de trouver, peut-être, son grand-père. L’ours avait disparu. En levant les yeux, elle vit le lutin vert qui dégringolait vers elle de branche en branche.
Après l’avoir saluée, il siffla et Rosette vit accourir une petite chèvre blanche. Le lutin lui prit un peu de lait qu’il offrit à sa visiteuse avec quelques fromages qu’il tira de sous une pierre. Réconfortée, la princesse alla se rafraîchir au torrent qui en arrivant dans le vallon se calmait pour devenir un paisible ruisseau ; l’eau était douce. Pendant ce temps, le lutin avait préparé des écorces de chêne ; avec du lierre, il en fit pour Rosette des bottines. Il lui donna aussi une houppelande en laine douce et une canne de bois sculptée de curieuses figurines. « Tu en auras besoin », affirma-t-il à sa visiteuse étonnée.
Réconfortée, Rosette lui fit ses adieux et reprit sa route.
Le chemin qui menait au cinquième mont était moins tortueux et plus doux que les précédents. Mais la voyageuse ne tarda pas à regretter le précédentes épreuves : ce joli chemin sablonneux qui menait en pente douce vers le sommet,  était jalonné de serpents qui se chauffaient au soleil. Rosette craignait beaucoup les serpents. Heureusement, les bottines d’écorce lui montaient jusqu’aux genoux ; elle se souvint des enseignements du Roi  son Père. Les serpents, lui avait-il expliqué, sont craintifs ; ils ont bien plus peur que toi. Mais ils dorment profondément ;  si tu les réveilles, effrayés, ils deviennent dangereux. Regarde devant toi et ne leur marche pas sur la queue ; agite une branche au ras du sol, ils se sauveront. Rosette comprit pourquoi le lutin lui avait donné la canne et c’est ainsi qu’elle arriva sans encombre au sommet du cinquième mont. Comme elle en avait désormais  l’habitude, avant d’entamer la descente, elle regarda au fond du vallon : elle y vit une grotte au bord d’un étang. Tout semblait paisible ; elle allait pouvoir dormir au sec.  En économisant les fromages et les pommes que lui avait données  le lutin, elle se dit qu’elle pourrait aller jusqu’au bout de sa quête sans trop de peine.
Des taillis, des buissons lui masquaient l’étang et la grotte mais il n’y avait qu’un seul chemin ; elle ne risquait pas de se perdre. C’est en arrivant près de l’étang qu’elle crut mourir de frayeur. Plus elle approchait du but, plus une odeur pestilentielle empoisonnait l’atmosphère. Elle se demandait ce qui pouvait bien sentir aussi mauvais et aussi pourquoi si elle pouvait  dormir au sec, il fallait que ce soit dans la puanteur. D’étranges morceaux de corne étaient éparpillés sur le sol
L’eau de l’étang s’agitait de façon étrange ; elle s’imagina qu’un rocher était en train d’émerger : un énorme rocher gris verdâtre et luisant. Mais le rocher bougeait ; le rocher avait des yeux ; des yeux à demi voilés par des paupières écailleuses ; et le rocher sentait mauvais ; c’était lui qui dégageait  l’horrible fumet dont Rosette avait le cœur soulevé. Et le rocher sortait de l’étang, dégoulinant de boue et d’eau saumâtre ; d’ailleurs, il fallait de rendre à l’évidence, le rocher était un dragon. Un dragon qui se dirigeait vers la jeune princesse, les yeux luisants lui semblait-il,  de férocité ; aussi fit-elle précipitamment demi-tour. Elle s’arrêta affolée : derrière elle il y avait les serpents.
 Elle n’eut que le temps de s’aplatir sur le sol : le dragon gueule ouverte, langue fourchue dardée, lançait, un puissant jet de flammes, une âcre odeur de brûlé masquait celle tout aussi nauséabonde du dragon ; on entendait craquer des brindilles et siffler les serpents. Puis, plus rien, le silence. Un silence inquiétant bientôt troublé par une sorte de grognement. Un étrange grognement  articulé ; Rosette croyait distinguer des mots. Elle leva la tête et non, elle ne rêvait pas, le dragon parlait. C’était un brave dragon du nom de Kipufor qui s’ennuyait, solitaire,  entre son étang et la grotte où se trouvait un trésor qu’on lui avait donné à garder. Sa peur envolée, Rosette retrouva sa curiosité naturelle :
- Un trésor ? mais à qui appartient-il questionna la princesse.
-Il y a si longtemps…. J’ai oublié… on a déposé une malle dans la grotte et depuis, personne n’est revenu.
-Et cette malle , que contient-elle ?
-Je n’en sais rien !
-Vous n’avez jamais pensé à l’ouvrir ?
Ce manque de curiosité était inconcevable pour Rosette ;
-Vite, allons voir…
Les dragons, quand ils ne dévorent pas les princesses, se mettent à leur service ; leur nature est ainsi faite. Subjugué, Kipufor, trop gros pour entrer dans la grotte,  laissa passer Rosette. Son cou était si long que sa tête pouvait la suivre.
La malle était si vermoulue qu’elle parvint sans peine à l’ouvrir . Dedans, pas de trésor ; ni or, ni perles ni pierres précieuses, mais une paire de bottes, un habit de garçon vert, semblable à celui du lutin et un grand sac de blé.
Ce sac de blé, la fit rêver : depuis cinq jours elle vivait de nourritures de fortune et l’odeur du blé lui fit souvenir de celle du pain, d’un pain frais, croustillant. Elle secoua la tête poussa un gros soupir et s’en fut ramasser des framboise et des fraises sauvages qui poussaient alentour. Pendant sa cueillette, un idée lui vint : elle était au bord d’un étang, elle avait donc de l’eau et le dragon crachait du feu. L’idée à peine venue était réalisée : entre deux pierres elle écrasa les grains de blé, ajouta de l’eau , pétrit le tout. Elle eut bientôt en main une pâte sur laquelle elle fit souffler Kipufor. Le dragon, qui n’avait jamais goûté de pain frais ni senti son odeur en fut émerveillé et sa dévotion à Rosette en augmenta d’autant.
Rassasiée, fatiguée, Rosette se blottit dans sa houppelande et  s’endormit devant le feu allumé à l’entrée de la grotte.
A son réveil, Kipufor avait disparu. Rosette appela ; aucun écho ne répondit,  pas une ride ne troublait la surface de l’étang. Ella aurait bien voulu avant de repartir faire ses adieux au dragon, mais le retour de son père était proche et il lui restait encore deux monts et deux vallons à parcourir ;, sa prochaine étape lui semblait encore plus éloignée  que les cinq précédentes.
Elle revêtit l’habit de lutin vert, enfila les bottes et mit dans le sac qui avait contenu le blé, les provisions qui lui restaient. Elle avait du pain, des noix et quelques noisettes ; elle y ajouta des framboises, des mûres et des champignons plus quelques œufs d’oiseaux qu’elle trouva alentour. Sa route, comme les autres, serait difficile et elle ignorait ce qu’elle allait trouver tout au long ; ces provisions ne seraient pas inutiles.
Ses premières foulées furent une bonne surprise : les bottes étaient magiques. Et si comme elle l’avait prévu, son but était lointain en revanche, elle avançait plus vite et nul obstacle ne se dressait pour la retarder. Si bien qu’avant le coucher du soleil, elle avait gravi le sixième mont et se trouvait dans le sixième vallon, dans une clairière qu’ombrageait un grand chêne. Un écureuil grimpait dans ses branches, bousculant une chouette qui se mit à fixer l’arrivante.
.Près du grand chêne, on voyait un puits. Un ermite à longue barbe sortit d’une chapelle et Rosette le salua. Il venait boire et  l’écuelle de bois qu’il tenait à la main était gravée de dessins semblables à ceux qui ornaient la canne que le lutin avait donnée à Rosette. Un loup qui semblait être le compagnon de l’ermite vint se coucher à ses pieds.
Rosette n’avait cessé de penser au dragon et se demandait pourquoi il avait disparu sans lui dire adieu. A son nouvel hôte qui semblait  trouver sa présence toute naturelle, la princesse offrit de partager ses provisions. L’homme maigre était peu loquace et la jeune fille faisait seule les frais de a conversation. Elle lui parla du dragon et lui demanda s’il savait où il était.
« - La réponse, lui répondit l’ermite,  est dans l’eau de la fontaine. »Et il tendit à Rosette son écuelle.
Elle alla puiser de l’eau, regarda au fond du bol et y vit le dragon devant sa grotte. Un chevalier en armure approche, l’épée à la main et les signes gravés dans le bois forment le mot DANGER !
Ce chevalier va tuer le pauvre Kipufor sans méfiance.
Que faire ? Comment le sauver ? Rosette est fébrile, mais l’ermite garde son calme.
« -Si tu bois l’eau de la fontaine, énonce-t-il, tu te retrouveras où tu désires aller ! »
Eh bien, mais elle désire aller au plus vite trouver le magicien et le convaincre de faire revivre le jardin du Roi. Mais il faut sauver Kipufor…
« -Attention, tu ne peux boire deux fois à la fontaine magique ! prévient l’ermite qui avait lu dans sa pensée.
Tant pis, se dit la princesse, on verra bien ! et elle but .
Devant la grotte, Kipufor crache des flammes et le chevalier empêtré dans son armure, tourne autour de lui dans un grand bruit de ferraille.
La vue de Rosette surgie d’on ne sait où les surprend et arrête un moment le combat.
Le dragon ferme sa gueule enflammée  et Rosette se jette entre les combattants.
« -Arrêtez ! Arrêtez ! Kipufor, du calme, et vous Messire pourquoi voulez-vous tuer ce dragon ? Que vous a-t-il fait ?
- Mais rien, dit l’homme en retirant son heaume. Je suis un chevalier errant en quête d’aventures, aussi je me dois de combattre les dragons et de venir en aide aux princesses.
-Alors, laissez ce dragon tranquille et venez-moi en aide, j’en ai grand besoin.

- Mais , êtes-vous une princesse ?
Il est vrai que l’allure de Rosette, en habit de lutin, chaussée de bottes de sept lieues, et recouverte d’une houppelande, était fort peu princière. Elle se redressa de toute sa hauteur, la main posée sur son bâton sculpté :
-« N’en ai-je pas l’air ?
-Heu…si..si…bien sûr, balbutia le chevalier médusé et qui se demandait en quoi cette jeune personne altière qui frayait avec des dragons, pouvait  avoir besoin qu’on l’assiste. Et que puis-je faire pour vous ?
La jeune fille raconta son histoire, ajoutant qu’elle avait du revenir sur ses pas pour secourir le dragon aussi ne lui restait-il plus qu’une journée pour se rendre dans le septième vallon, convaincre son grand-père le magicien de lever tous les sorts et de remettre en état le jardin avant le retour du roi.
Le chevalier regardait Rosette plus qu’il ne l’écoutait. Totalement sous le charme, il était décidé à répondre à toutes ses demandes avant même qu’elle les ait formulées. Kipufor assis sur son gros derrière les contemplait d’un air béat.
-« Mais vous-même Messire, me direz-vous votre nom ?
-J’ai fait vœu de ne révéler mon nom qu’à celle que deviendra mon épouse.
-Alors, je vous appellerai le Bel Inconnu. Puis-je au moins savoir ce qui vous a mis en quête ?
- Le Roi mon Père, voulait me forcer à me marier avec la fille d’un roi son voisin.  Et je refuse de m’unir à une princesse inconnue, qui ne m’aime pas et que je n’aime pas. Aussi ai-je choisi les Aventures… et voilà que je vous ai trouvée…
-Eh bien, partons dit Rosette dont les préoccupations étaient bien éloignées de l’idée d’une romance , fut-ce avec un bel inconnu. . Où est votre monture ?
-Hélas, des brigands m’ont assommé ; ils ont pris mon cheval et ma bourse, mais heureusement, ils m’ont laissé mon épée.
Une épée pensait la jeune fille, ne se chevauche pas…Moi, j’ai mes bottes
Ah, dit-elle à voix haute, Kipufor peut voler ! Montez sur son dos et suivez-moi ! Mais laissez ce  casque et cette armure qui vous encombrent. Vous reviendrez les chercher plus tard.
En quelques enjambées de bottes magiques et le même nombre de battements d’ailes de dragon, le sixième vallon fut atteint et traversé. L’ermite assis près de la fontaine avait suivi des yeux l’étrange chevauchée qui bientôt disparut derrière la montagne.
Rostte était évidemment démangée du désir de connaître le nom du chevalier qui lui-même était dévoré d’un désir aussi intense d’embrasser cette énergique jeune princesse. Elle était  arrêtée en haut du septième mont et Kipufor vint se poser près d’elle. Elle grimpa sur son dos s’accrochant à celui de Bel Inconnu de plus en plus enchanté de cette Aventure.
Et les voilà qui survolentt le septième vallon. Il était vaste comme un pays et traversé d’une rivière aux boucles alanguies , divisées en îles par endroits. Au centre de cette contrée paisible et comme endormie se dressait un manoir en ruines aux douves alimentées par la rivière. On ne voyait ni hommes ni animaux, aucun vent ne remuait les feuilles d’arbres immenses, aucun cri, aucun chant d’oiseau ne se faisait entendre. Seule, la roue d’un moulin brassait l’eau de la rivière. Un soleil discret enluminait la brume diffuse qui voilait les contours du paysage.
Kipufor se posa près du manoir ; il avait grand besoin de se baigner. Rosette et le Bel Inconnu le laissèrent aller à la rivière pendant qu’ils approchaient du manoir. C’était un bâtiment mi-ferme, mi-forteresse dont le pont-levis était baissé.
Blog 10 08 09


Dans la cour au sol accidenté de silex, un triangle de pelouse était planté de deux cerisiers aux branches chargées de fruits dorés traînant jusqu’à terre. Rosette s’approcha pour cueillir des cerises et soulevant une branche, elle se trouva face à un museau blanc. C’était le grand cerf à ramure d’or qu’elle avait fait fuir dans le premier vallon. Elle se souvint des paroles de sa marraine ; son grand-père le magicien vivait retiré du monde par delà les sept monts, par delà les sept vallons et il lui arrivait de prendre forme d’animaux, d’un cerf entre autres. Elle se risqua, tendit la main et dit en souriant : « Grand-père ? »
Dans un tourbillon argenté l’animal disparut ; il y eut à sa place un grand homme vêtu de blanc, portant une courte barbe et de longs cheveux également dorés ; ses traits étaient rudes, ses yeux verts scintillaient… Ce magicien, si c’en était un, n’avait rien d’un grand père. Se pourrait-il qu’elle ait fait tout ce chemin en vain ?
D’un voix profonde l’homme en blanc parla : « Que fais-tu ici ? De quel droit viens-tu troubler ma retraite en compagnie d’un dragon puant et d’un homme armé ? Qui t’as enseigné le chemin de mon domaine ? »
D’une petite voix mal assurée elle balbutia : « Je suis Rosette et ma marraine… »
« Je sais qui tu es, je sais qui est ta marraine ! Que cherches-tu ? »
« Je cherche mon grand-père le magicien et… » Rosette reprit son histoire depuis le début et conclut tristement : « Tout est à refaire… à moins que vous ne sachiez où je pourrais trouver mon grand-père. »
« Je le connais, en effet, mais on te l’a dit, il ne veut plus se mêler des affaires des hommes. Tu es une curieuse, et pour cela tu es punie… »
Rosette se redressa, planta ses yeux dans les yeux d’eau profonde :
« Le plus puni sera mon père qui n’est pour rien dans tout cela ! Ce n’est pas sa colère que je redoute, mais son chagrin. Il a perdu son épouse qu’il aimait, son jardin est en ruines et jamais plus il ne me fera confiance. Pour lui éviter cette peine, j’ai franchi les sept monts, traversé les sept vallons, sans poser de questions, sans rien demander. Tous ceux que j’ai rencontrés, hommes, lutins, ou animaux m’ont aidé et vous, qui savez où est celui que je cherche, vous ne me direz rien ?
Venez, Bel Inconnu ! Kipufor nous ramènera au royaume de mon père ; j’affronterai sa colère et je tâcherai de le consoler et de retrouver sa confiance en  réparant le mal que j’ai fait. Je deviendrai jardinière et vous, chevalier, repartirez vers de nouvelles aventures… Adieu ! »
Et Princesse Rosette très digne, tourna les talons.
Elle se sentit rattrapée par le dos, forcée de reculer et de se retourner. Le mage, à son tour planta ses yeux dans les siens :
« Ah, Rosette, Rosette, ces yeux sont ceux de ta mère qui avait les miens ! »
« Mais…mais… vous êtes, vous êtes… Grand-père ?... Je n’imaginais pas… »
« Tu pensais qu’un grand-père était un vieillard ? Eh bien, non, vois-tu… La magie conserve et je me sens l’envie de voir comment va le monde. Ton père a laissé mourir ma fille mais il est jardinier et aucun jardinier ne peut être un mauvais homme. Allons… Kipufor va nous emmener dans ton royaume, il est encore temps ! »blog 05 09 09

Devant la porte du domaine, la fée les attendait en coupant  des branches de sureau dont elle faisait des baguettes magiques qu’elle distribua aux arrivants. Le grand mage dédaigna la sienne et Kipufor interloqué, se demandait comment il allait faire usage de celle posée devant lui. Pendant le temps de ses réflexions, Rosette et ses alliés faisaient du bon ouvrage. Il était temps ; les portes du jardin s’ouvraient sur Cadichon tirant la charrette du roi.  Otant majestueusement le chapeau de paille qui le couronnait, il regardait courroucé Kipufor, lequel tentait de se faire modeste et s’adressant à la fée :
« Que fait un dragon dans mon jardin ?? »
Avant qu’elle ait eu le temps de répondre, le souverain avait avisé Rosette et le chevalier , main dans la main, yeux dans les yeux, et échangeant des sourires langoureux.
Or, le roi d’un jardin voisin avait consenti à lui céder une bouture d’un rare géranium odorant qui manquait à sa collection, à la condition que Rosette épouserait son fils. Un fils indocile, parti courir le monde et que le roi espérait faire rentrer au bercail pour les beaux yeux de la jolie fille de son voisin. Ca n’allait pas, non, ça n’allait pas du tout !
Et voilà qu’on entendait s’approcher une galopade, des essieux grinçaient, des roues cahotaient au-delà des murailles et Cadichon de son plus beau baryton saluait ses collègues qui franchissaient le portail. Le chef couronné d’un splendide panama, tenant précieusement entre ses jambes le pot contenant le précieux géranium, l’autre roi jardinier s’avançait. Avisant le Bel Inconnu, il manqua de surprise faire tomber la bouture.
« Mon fils ! enfin…que faites-vous ici ? »
Le père de Rosette, avec un large sourire, lui ouvrit les bras.
Eh, oui ! tout s’arrange au pays des fées. Rosette et le Bel Inconnu se marièrent et eurent de nombreux petits jardiniers au sort enviable puisque le jardin devenu magique par suite du nombre de baguettes auquel il a été exposé est devenu incroyablement fertile. On garda Kipufor comme incinérateur de déchets végétaux.
Blog 06 09 09

Les Chouchous