Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

Née Rostopchine



Parmi tant de statues inutiles dont on encombre nos jardins, nos squares et nos carrefours, il est question d'en élever une qui recevra les hommages de tous les enfants: c'est la statue de la comtesse de Ségur.
elle écrivit, pour sa petite famille, des histoires qui ont fait les délices de plusieurs générations.
On n'imagine pas, à moins de l'avoir essayé, combien il est difficile d'écrire pour les enfants. De très nombreuses publications, des entreprises d'édition considérables s'adressent uniquement à cette clientèle; et dans un pays où les grandes personnes lisent de moins en moins, le public d'âge scolaire sera bientôt le principal consommateur. Cependant, il trouve rarement les produits qui lui conviennent.
La plupart des livres qu'on achète aux enfants leur semble moins destinés qu'à leurs parents; même la pauvreté de l'inspiration et de la composition ne réussit pas à les rendre puérils. Ils sont ineptes, ou pédants, ou maladroits, ou tendancieux; ils ne sont presque jamais empreints de l'esprit de bonté, de franchise, de gaieté cordiale qui a tant de prise et tant d'effets utiles sur le jeune lecteur.
La comtesse de Ségur avait trouvé la note vraie, et bien peu de ses imitateurs l'ont retrouvée. Assez d'écrivains malsains et malfaisants ont un monument sur nos places, pour qu'on accorde le même honneur à une femme de bien.

NOS LOISIRS - 28 avril 1907






Une Enfance en Russie

Un auteur, en France ne figure dans aucune histoire de la littérature ; dans aucun manuel scolaire ; un auteur pourtant, édité et réédité sans arrêt depuis près d’un siècle. Un des ses personnages dont les malheurs sont connus de toutes les petites filles, porte le même prénom qu’elle : Sophie.
Sophie de Ségur, née Rostopchine, était sans doute trop aristocrate et trop catholique pour avoir droit à une place dans la républicaine et laïque école de Jules Ferry !
Née un 19 Juillet 1799, à Saint Petersbourg , on lui donne pour parrain le tsar Paul 1°. Le père de la Comtesse de Ségur, Fédor Rostopchine, figure dans son œuvre sous les traits imposants du général Dourakine :

« Dérigny attendait le général pour aider à sa toilette, qui fut longue et qui mit en évidence toute l’ampleur de sa personne. Grande tenue de lieutenant général, uniforme brodé d’or, culotte blanche, bottes vernies, le grand cordon de Sainte Anne et de Saint Alexandre, des plaques en diamants, l’épée avec une poignée en diamants, et une foule de décorations de pays étrangers à la Russie… »

« Dourak » en russe, ça veut dire idiot. Pas très aimable ? Peut-être…C’est la manière pour Sophie, de se venger gentiment d’un père dont la faiblesse envers son épouse Catherine est à l’origine de la plupart de ses malheurs …Pourtant Fédor adorait sa seconde fille ; il l’avait surnommée Sophaletta ; nous allons en faire autant pour distinguer la créatrice de sa créature, Sophie de Réan.
Sa mère, Catherine Rostopchine, née Protassov, est aussi difficile à assumer que Mme Lepic pour Poil de Carotte et que Folcoche pour Hervé Bazin. Folcoche avait fait scandale en 1948 ; dans la trilogie de Fleurville, publiée un siècle plus tôt, la Comtesse de Ségur fait de la marâtre une belle-mère : Madame Fichini, une folle furieuse qui fouette, punit, se laisse aller à une violence et une injustice terrifiantes ; aussi la rend-elle ridicule :

« Madame Fichini descendit triomphante, grasse, rouge, bourgeonnée. Ses yeux étincelaient d’orgueil satisfait ; elle croyait devoir être l’objet de l’admiration générale avec sa robe de mère Gigogne, ses gros bras nus, son petit chapeau à plumes de mille couleurs couvrant ses cheveux roux, et son cordon de diamants sur son front bourgeonné…

Mme de Réan , la mère naturelle de Sophie, à l’inverse, montre le bon côté de Catherine Rostopchine : une éducatrice rigoureuse, une femme belle, cultivée , austère, une mère toutefois peu affectueuse. La comtesse de Ségur la fera périr dans un naufrage. La mauvaise mère hantera longtemps son imagination ; plus tard elle en fera le titre et l’argument d’un de ses romans . Mais sur la pression de son entourage scandalisé, « La Mauvaise Mère » deviendra « François le Bossu ». Il est vrai que la futile Madame des Ormes, si elle en a certains défauts, n’a aucune des qualités de Catherine .
L’année qui suit la naissance de Sophaletta, Fédor achète Voronovo, l’immense domaine où elle passera son enfance. C’est le Gromiline du général Dourakine :

« 20 000 ha de bois, 100 000 de terre à labours, 20 000 de prairie. Oui, c’est une jolie terre : 4 000 paysans, 200 chevaux, 300 vaches, 20 000 moutons et une foule d’autres bêtes… »

Sans compter les serfs !

Ce beau domaine rapporte 600 000 roubles de revenus (1 rouble= 2, 65fr).

Dans « Le Général Dourakine », la comtesse de Ségur raconte ce qu’elle a vu dans son enfance à Voronovo, avec tant de justesse que le roman fut interdit en Russie lors de sa parution en 1863. C’est qu’elle n’y va pas de main morte dans la description critique des moeurs de son pays natal. Elle a en mémoire de terribles souvenirs qu’elle personnifie sous la forme de Maria Petrovna Papofski, une de ses créations les plus inquiétantes, qu’on ne peut s’empêcher de comparer, elle aussi, à Catherine Rostopchine, qui en l’absence de son mari et plus encore après sa mort, faisait fouetter ses serviteurs et aussi bien les mères devant les enfants. Sophie n’invente pas les scènes de knout ; enfant, elle y a assisté et sans doute en a-t-elle subi certaines. Lydie Rostopchine, sa nièce, raconte avoir vu une femme enceinte implorer sa grâce auprès de sa terrible grand-mère qui restera inflexible. Faisons tout de suite justice de l’accusation de sadisme naguère portée envers la Comtesse de Ségur et qu’on devrait reprocher davantage aux premiers illustrateurs de ses romans. Sadique, elle ne l’est pas ; elle ne prend aucun plaisir à dépeindre ce qui est inscrit dans sa mémoire et qui probablement désire en sortir.

« Je vendrai…les hommes, les femmes, les enfants… je les vendrai tous, excepté peut-être quelques enfants que je garderai pour amuser les miens. Il faut bien que mes garçons apprennent à fouetter eux-même leurs gens ; ces enfants serviront à cela. Quand on fait fouetter, on est si souvent trompé ! Entre amis et parents, ils se ménagent ! Vous croyez notre homme puni ; pas du tout ! à peine s’il a la peau rouge ! C’est mon mari qui savait faire fouetter ! Quand il s’y mettait, le fouetté sortait d’entre ses mains comme une écrevisse… »

Mais sera fouetté qui croyait ne pas l’être et Sophie aura bien du mal à faire accepter à ses éditeurs la fameuse scène où Madame Papofski subit elle-même ce knout dont elle aime tant faire usage


En 1801, toute la famille quitte Saint Petersbourg pour s’installer à Voronovo. Fédor fait valoir ses terres et s’occupe de son haras, un des plus beaux d’Europe. La petite Sophaletta, intrépide, remuante, explore le domaine sur les talons de sa mère ; activité non dénuée de risques puisqu’à l’âge de trois ans, au fond du parc, elle est attaquée par un ours. Elle racontera cet épisode dans les Malheurs de Sophie, mais dans l’arithmétique ségurienne, il faudra trois loups pour faire un ours :

« …Les chiens avaient l’air inquiet ; ils allaient vers le bois, ils revenaient ; ils finirent par se rapprocher tellement de Mme de Réan, qu’elle regarda ce qui causait leur frayeur, et elle aperçut dans le bois, au travers des feuilles, des yeux brillants et féroces. Elle entendit en même temps un bruit de branches cassées, de feuilles sèches… Tout à coup deux des chiens poussèrent un hurlement plaintif et coururent à toutes jambes vers Sophie. Au même moment un loup énorme, aux yeux étincelants, à la gueule ouverte, sortit sa tête hors du bois avec précautions. Voyant accourir les chiens, il hésita un instant ; croyant avoir le temps avant leur arrivée d’emporter Sophie dans la forêt pour la dévorer ensuite, il fit un bond prodigieux et s’élança sur elle… »

Les méchants loups n’ont pas eu la peau de Sophie et l’on retrouve Sophaletta à quatre ans : elle sait lire , elle parle couramment le français , le russe, apprend l’allemand et l’anglais. En dépit des nombreux serviteurs occupés à astiquer les parquets cirés du château, la petite doit faire elle-même son lit et nettoyer sa chambre, elle commence à apprendre à coudre ses vêtements. Etonnant pour une enfant si jeune ! En fait ce sont les méthodes de Catherine qui sont étonnantes ; elles s’apparentent plus au dressage qu’à l’éducation. Les punitions, les coups pleuvent, on ne compte pas les humiliations publiques et la privation de nourriture est fréquente. Malgré l’immense fortune de leurs parents, les enfants Rostopchine étaient loin d’être gâtés et la Comtesse de Ségur n’aura pas trop de toute son œuvre pour s’élever contre ce système assez répandu en son temps.
Sophaletta qui dort sur un lit de planches, habitude qu’elle gardera finalement sa vie entière, Sophaletta qui a faim, qui a froid, qui est battue, comme tous les enfants malheureux se réfugie dans l’imaginaire ; son talent de conteuse pointe le bout du nez et Fédor qui la décrit comme une « campagnarde robuste » qui « s’emporte souvent » raconte que sa fille :

« invente des histoires auxquelles personne ne comprend rien… »

Histoires amusantes pourtant, puisque Fédor la surnomme « le petit bouffon »
Au fait, à quoi ressemble t-il ce petit bouffon à l’âge de six ans ?

« Sophie était coquette, elle aimait à être bien mise et à être trouvée jolie. Et pourtant elle n’était pas jolie ; elle avait une bonne grosse figure bien fraîche, bien gaie, avec de très beaux yeux gris, un nez en l’air et un peu gros, une bouche grande et toujours prête à rire, des cheveux blonds, pas frisés, et coupés courts comme ceux d’un garçon. Elle aimait à être bien mise et elle était toujours très mal habillée : une simple robe en percale blanche décolletée et à manches courtes, hiver comme été, des bas un peu gros et des souliers de peau noire, jamais de chapeau ni de gants. Sa maman pensait qu’il était bon de l’habituer au soleil, à la pluie, au vent, au froid… »

L’hiver est rude en Russie et Catherine aussi ! Dans un Voronovo isolé du reste du monde, elle s’occupe à dresser ses enfants , soigner ses chiens , choyer ses perroquets ; pour avoir vu sa mère les nourrir de petits oiseaux vivants, elle gardera une rancune tenace envers ces volatiles. Bien plus tard, l’innocent Gribouille la vengera en tordant le cou au perroquet Jacquot. :

« Voilà-t-il pas le grand malheur ! une méchante bête qui répète tout ce que je dis, qui m’injurie du matin au soir, qui me donne des coups de bec dans les jambes pendant que je fais mon ouvrage ; qui m’agace, qui me met en colère, qui m’aigrit le caractère ; tout ça par méchanceté… »

En attendant, Fédor qui aime le monde et la compagnie, s’ennuie. Au point que l’été venu, il songe à vendre Voronovo. Il finira par y renoncer et acheter une maison à Sokolniki, un faubourg de Moscou, pour y passer le prochain hiver. Décision en apparence anodine, mais qui aura une influence considérable sur l’avenir de Sophaletta. Car cet hiver là, Catherine qui méprise les Russes et leur culture, va fréquenter des français catholiques et rencontrer l’abbé Surrugues qui lui fera abjurer la religion orthodoxe.
Ce même hiver, pendant que sa mère avide de savoir, apprend outre le catéchisme, le slavon et l’hébreu, Sophie étudie le piano ; douée, elle peut bientôt jouer un morceau de Steibelt, l’Orage ; elle a sept ans !
L’année suivante, Fédor a bien des motifs de contrariété : Napoléon a battu les Russes à Friedland et Catherine lui avoue sa conversion ; Sophaletta observe et c’est la raison pour laquelle les colères du Général Dourakine seront terribles :

« Monsieur le général, je vous en prie, ne soyez pas rouge, ne mettez pas de flammes dans vos yeux : ça fait si peur ! C’est que c’est très dangereux, un homme en colère…
…Le général allait et venait, les mains derrière lui, il soufflait, il lançait des regards terribles… »

Mais Sokolniki, c’est encore la banlieue et pour Fédor la banlieue est trop loin du centre de Moscou. Il achète donc une nouvelle maison, en ville cette fois, la Loubianka. Sophaletta ne l’aime pas ; elle la trouve sombre et triste. Une petite Marie y naît et y meurt presque simultanément ; un petit frère , Paul y meurt aussi à l’âge de huit ans et Catherine, la mère si peu démonstrative, commence à entreprendre la conversion de Sophaletta à la religion catholique ; avec ses méthodes à elle ,pas vraiment nuancées. Il n’y a plus de petit bouffon dans la famille Rostopchine. Elle est triste cette petite fille de onze ans ; elle fait des cauchemars la nuit et sa niania, pour la réconforter, lui raconte d’effrayantes légendes russes, pleines de loups et de sorcières !
L’éducation des richissimes enfants Rostopchine, en dépit d’un nombreux personnel affecté à leur service reste toujours aussi spartiate: précepteurs et institutrices, aiguillonnés par Catherine les harcèlent pour leur inculquer un savoir au-dessus de leur âge ; un médecin est appointé à demeure, mais l’hygiène reste élémentaire, le climat est rude, la nourriture et le chauffage insuffisants. Sophie est robuste, mais Paul et Marie n’y ont pas résisté. Une autre petite sœur, Lise, encore bébé, réchappera de justesse de la variole qu’on nommait alors « petite vérole ». La comtesse de Ségur dans les Petites Filles Modèles en affligera Camille :

«Un jour, Camille se plaignit de mal de tête, de mal de cœur. Son visage pâle et altéré inquiéta Mme de Fleurville, qui la fit coucher ; la fièvre, le mal de tête continuant, ainsi que le mal de cœur et les vomissements, on envoya chercher le médecin. Il ne vint que le soir, mais, quand il arriva, il trouva Camille plus calme ; Elisa lui avait mis aux pieds des cataplasmes saupoudrés de camphre qui l’avaient beaucoup soulagée…
… Le lendemain, Elisa aperçut des taches rouges sur le visage de Camille ; les bras et le corps en avaient aussi ; vers le soir, chaque tache devint un bouton, et en même temps le mal de tête et le mal de cœur se dissipèrent. Le médecin déclara que c’était la petite vérole : on éloigna immédiatement les trois autres enfants… »

Moins bien soignée que Camille, Lise mourra de phtisie galopante à dix-sept ans. !
Disons à sa décharge que Catherine Rostopchine ne se traite pas mieux que ses enfants. L’austérité est sa manière d’être et les mortifications font partie de sa nouvelle religion. Sophaletta voudrait tant lui plaire ! Serait-elle mieux aimée si elle aussi se faisait catholique ? Elle n’en est pas certaine ; ce dont elle est certaine en revanche, c’est de perdre si elle cède, l’ amour de son père. Elle n’égalera jamais cette mère si parfaite, jamais elle n’obtiendra son approbation et elle gardera toute sa vie le sentiment de ne pas être à la hauteur de ce que l’on attend d’elle.
Heureusement, il y a Fédor, la joie de vivre incarnée. Le tsar le nomme Grand Chambellan et en 1810, toute la famille est installée à St Petersbourg. Fédor reçoit, gâte ses enfants, les écoute et applaudit aux facéties de Sophaletta, redevenue le petit bouffon. Ainsi encouragée, l’indéracinable optimisme de la petite fille fait surface et l’aide à supporter les pires brimades. C’est cet optimisme qui plus tard la tirera de profondes dépressions.
Curieuse de tout, Sophaletta écoute, aux portes parfois ; elle écoute son père et ses invités, dont Mme de Staël, parler littérature, lire à haute voix leurs œuvres et celled’autres auteurs russes ou étrangers.
C’est à douze ans qu’elle éprouve sa première émotion littéraire, chez sa tante, la princesse Galitzine. Elle y écoute Xavier de Maistre faire la lecture de son roman : « Le Lépreux de la Cité d’Aoste », une histoire édifiante et tragique comme on les aimait alors ; pour elle, le passage le plus bouleversant est la mort du chien Miracle, lapidé par les habitants d’Aoste. Catherine fustige les larmes abondantes versées par Sophaletta et sa sœur Nathalie.
Plus tard, la Comtesse de Ségur, censée ne pas aimer les animaux se souviendra du chien Miracle avec Capitaine dans l’Auberge de l’Ange Gardien et Médor dans les Mémoires d’un Ane :

« …L’un le saisit par la queue, l’autre par la patte, d’autres par le cou, les oreilles, le dos, le ventre ; ils le tiraient chacun de leur côté, et s’amusaient de ses cris. Enfin, ils lui attachèrent au cou une ficelle qui le serrait à l’étrangler, le tirèrent après eux , et le firent avancer avec force coups de pied ; ils arrivèrent ainsi jusqu’à la rivière ; l’un d’eux allait l’y jeter… »

1812 ! Année terrible : Napoléon franchit le Niémen et entame la campagne de Russie ; Fédor est nommé gouverneur de Moscou et la famille retourne à la Loubianka. Sophaletta qui a horreur des déménagements n’en est pas, ce jour là au dernier ; le 1° Septembre, Fédor fait partir sa femme et ses enfants pour une campagne située à une soixantaine de kilomètres de Moscou. Lui, de son côté, fait enlever toutes les pompes à incendie de la ville avant d’y laisser mettre le feu le 14 Septembre. A son grand désespoir, l’incendie épargne la Loubianka ; aussi se précipite-t-il , dans un grand élan de solidarité envers ses compatriotes qui ne lui en sauront aucun gré, à Voronovo, qu’il incendie le 2 Octobre.

Sophaletta, depuis son refuge à vu le ciel embrasé comme par une aurore boréale. Mais ce qui va surtout la frapper, c’est sur le chemin du retour, les cadavres, les décombres, les animaux perdus, les blessés et l’abominable odeur de suie et de charogne qui empeste l’air.
Ses romans plus tard, ne manqueront pas d’incendies ; dans les Mémoires d’un Ane, Cadichon manque périr dans son écurie en flamme :

« Un soir que je commençais à m’endormir, je fus réveillé par des cris : Au feu ! Inquiet, effrayé, je cherchai à me débarrasser de la courroie qui me retenait ; mais, j’eus beau tirer, me rouler à terre, la maudite courroie ne cassait pas. J’eus enfin l’heureuse idée de la couper avec mes dents ; j’y parvins après quelques efforts. La lueur de l’incendie éclairait ma pauvre écurie ; les cris, le bruit augmentaient ; j’entendais les lamentations des domestiques, le craquement des murs, des planchers qui s’écroulaient, le ronflement des flammes ; le fumée pénétrait déjà dans mon écurie, et personne ne songeait à moi… »

Hélas les moscovites, avec ingratitude, reprocheront à leur gouverneur la perte de leurs biens ; le tsar leur donnera raison et Fédor en disgrâce, enverra sa démission. Il achète une grande maison à St Petersbourg ; en attendant de pouvoir l’habiter, la famille loge chez des cousins, les Golovine. C’est une maison pleine de jeunesse, on y rit, on y danse. Ce qui déplait à Catherine qui voit partout le pêché. Presque chaque soir il y a bal et Sophaletta que font valser ses cousins et leurs amis, voit avec crainte derrière chaque cavalier, pointer les cornes de Satan..
Et puis un soir d’orage, pour échapper à la pluie, elle se réfugie sous un kiosque ; un jeune danois, ami de ses cousins s’y est aussi abrité. Les jeunes gens se regardent, échangent des sourires. Sophaletta rougit, bavarde, ôte son chapeau ! Mais ce qui est à peine un flirt innocent a été vu par une vieille invitée ; elle fixe les jeunes gens d’un œil outragé et va raconter à tout un chacun la « scandaleuse » attitude de la pauvre Sophaletta. L’incident arrivera jusqu’à Catherine qui ne va pas le laisser perdre. Profitant de l’absence de Fédor qui n’est pas là pour la défendre, elle fait à sa fille, devant toute la maisonnée une scène épouvantable. L’innocente, qui ne comprend rien à ce qu’on lui reproche est enfermée à clef dans sa chambre. Elle pleure, ne mange plus et veut se laisser mourir. Cette injustice la désespère au point que sa sœur aînée, Nathalie, ose affronter l’implacable mère. et lui dire que Sophie va finir par tomber malade. La nouvelle au grand scandale de Nathalie semble réjouir Catherine qui envoie son confesseur à la prisonnière.
Désespérée, recluse, malade, harcelée par sa mère et le religieux, Sophaletta, pour rentrer en grâce, se soumet et accepte de se convertir. Pourtant elle n’est pas au bout de ses peines : Fédor finit par rentrer et c’est lui qu’elle doit affronter. La prétendue inconduite de sa fille l’irrite moins que l’abjuration. Rostopchine , perturbé lui aussi, par la disgrâce injuste dont il est l’objet, accable la jeune fille d’une ironie volontairement blessante . Il est vrai que ce n’est pas l’abandon de la religion orthodoxe par sa femme et sa fille qui vont faire regagner à Fédor les faveurs du tsar.
Après les remarques cinglantes de son père, Sophaletta perd la voix et l’appétit ; ce qui n’émeut pas Fédor, bien au contraire ; il la rudoie :

« A quoi sert, mademoiselle le Bouffon, d’avoir abjuré si c’est pour tirer une tête d’une aune ? »

Puisque tout va si mal, avant que la situation ne s’aggrave, Fédor prend le large. Curieusement, c’est en France qu’il va chercher refuge ; il y arrive en Novembre 1816.
Il séduit le Tout Paris qui se l’arrache ; lui, à son tour est charmé de cette légèreté des français qu’il condamnait si fort auparavant. Mais bientôt, il se lasse des mondanités ; sa famille lui manque. Il fait venir tout le monde à Paris ; seul son fils aîné, Serge restera en Russie. Sophaletta sanglote et trouve que son frère a bien de la chance ; pendant tout le voyage, elle serre dans sa main une pièce de monnaie qu’elle gardera toute sa vie en souvenir. Plus jamais elle ne reverra la Russie.




La Vie Parisienne


48 ans plus tard, dans « Jean qui grogne et Jean qui rit », Sophie racontera la douleur du départ : Jean est triste de quitter la Bretagne :

« …Quand il se sentit hors de vue, il s’arrêta, jeta un regard douloureux sur le route qu’il venait de parcourir, sur tous les objets environnants, et il pensa que, le lendemain de grand matin , il passerait par les mêmes endroits, mais pour ne plus les revoir ; et lui aussi pleura… »

Sophaletta, le petit bouffon au cœur brisé, s’est perdue sur les routes qui mènent de Russie en France. Elle gardera toujours à l’âme une blessure qu’elle tentera de cicatriser en se nourrissant des mets de son enfance : le thé bien fort, les gimblettes, le bortsch, qu’un jour de pluie elle se confectionnera avec des choux normands et qu’elle mangera seule, dans la cuisine. Bien des souvenirs de son pays natal passeront dans ses romans longtemps après qu’elle ait appris à aimer le Perche.
Pour l’heure, c’est Sophie, une ravissante personne de 18 ans qui va découvrir Paris. Fédor a acheté pour loger sa famille, l’ancien hôtel particulier du général Ney, avenue Gabriel, tout près du Rond-Point des Champs Elysée.
Une vraie splendeur peuplée de statues de marbre représentant des divinités Grecques. Choquée par leur nudité , Catherine Rostopchine les fait voiler de draps blancs .Le fermier Kersac, dans Jean qui Grogne et Jean qui Rit sera ébloui par l’Hôtel Ney :

« …il fallait passer par le salon ; Kersac s’y arrêta, frappé d’étonnement ; la tenture de damas rouge, les fauteuils dorés, les divers meubles de fantaisie qui ornaient le salon, le lustre de cristal et en bronze, le beau tapis d’Aubusson, tout cela était pour lui les Contes des Mille et Une Nuits, des richesses sans pareilles… »

Fédor, laissant Catherine à ses différentes obsessions et dévotions, trop heureux de retrouver ses filles, leur montre comme Jean à Kersac, les « belles choses de Paris » :

« …Notre-Dame d’abord ; puis à Notre-Dame des Victoires, au bois de Boulogne, au jardin d’acclimatation, sur les boulevards…
…Jean le mena par le plus beau et le plus court chemin, les Champs Elysées, la place de la Concorde et la rue de Rivoli. Il lui fit voir en passant l’hôtel « Meurice »…la rue St-Honoré…Kersac s’arrêtait à chaque pas pour admirer les boutiques, les voitures, les bâtiments ; tout était pour lui nouveau et merveilleux…
…Kersac et Jean rentrèrent après avoir fait le tour par la rue de Richelieu, les boulevards, la rue de la Paix, les Tuileries et l’avenue Gabrielle, dont Kersac ne pouvait se lasser, à cause des chevaux qu’on y voyait… »

Fédor ne pense qu’à amuser ses filles ; ils les emmène au Jardin des Plantes ; elles s’étonnent devant les animaux venus de tous les horizons, elles admirent le jardin botanique. A quatre heures, on goûte à la pâtisserie Rollet où toute religion, toute culpabilité oubliée, Sophie se livre à son pêché favori : la gourmandise ;
Le soir, le père montre ses filles au théâtre des Variétés, les emmène souper dans des endroits à la mode ou chez des amis ; Sophie goûte à tout, depuis les macarons dont elle se bourre, jusqu’au punch qui la grise.
Chaque matin c’est Noël : Nathalie, Sophie et Lise trouvent à leur chevet tout ce qu’elles ont la veille admiré dans les boutiques. Catherine, pour une fois ne fait aucun commentaire et on ne lui dira rien de certains cabinets particuliers ornés d’estampes érotiques où Fédor a emmené souper les jeunes filles.
Sophie vit un conte de fées…Court, très court…trop court !

Nous sommes en 1818 et le jeune Eugène de Ségur fréquente les mêmes salons, les mêmes bals que Sophie. Car contre toute attente, Catherine laisse ses filles aller au bal ! Sophie est exquise dans des toilettes empires vaporeuses, à la limite de la décence, blonde et rose, les cheveux fleuris et relevés à la grecque. Elle a le droit de danser à sa guise, de manger toutes les friandises qu’elle peut attraper, de rire, de boire du punch.
D’où vient cette soudaine indulgence ? C’est qu’il faut marier Sophie ! Et donc la montrer à son avantage !
C’est dans les bals que les mères, tels des éleveurs au Comice Agricole, montrent garçons et filles à marier, tâchant d’arranger les unions au mieux de l’intérêt des familles.
Pourquoi est-il si urgent de marier Sophie ?

Parce qu’elle a dix-neuf ans et qu’au dix-neuvième siècle ce n’est pas trop tôt ! Ensuite parce que si Sophie est sage et innocente, elle possède une allure à ne pas le rester longtemps ; souvenons-nous du scandale du Kiosque ! Peu de temps après, le fils de Joseph de Maistre, Rodolphe, demandait sa main. Les Rostopchine avaient refusé, les amoureux étaient trop jeunes. Et puis, pendant le voyage, Sophie avait écrit des lettres enflammées à sa cousine, Lise Galitzine : un certain comte Michel, fort séduisant faisait l’objet de cette correspondance.
Sophie va souvent aux soirées que donne une amie de sa famille, Madame Swetchine ; une autre amie de cette dame, la Comtesse Octave de Ségur, est la mère de ce bel Eugène qui a déjà remarqué Sophie à d’autres réceptions..
Le petit Bouffon est devenu à dix-neuf ans, une jeune fille au charme rare qui allie classe et sensualité. D’emblée, la Comtesse Octave la déteste ; et puis face aux Ségur dont la noblesse remonte au 9° siècle, que sont les Rostopchine ? Ils prétendent compter Gengis Khan dans leur ascendance… peut-être !… Mais la terreur mongole n’a pas déferlé sur l’Europe avant le 13° siècle !
Seulement, les Rostopchine sont riches. Très riches ! Et les Ségur ne le sont pas…
Fédor de son côté, est circonspect ; il trouve Eugène trop beau pour rendre sa fille heureuse. Mais Fédor a-t-il jamais pu éviter des malheurs à Sophie ? Eugène est français et catholique ! Alors on les fiance…
Les notaires des deux familles se rencontrent ; l’établissement du contrat de mariage donne la migraine à Sophie. Sa dot composée de terres et de serfs sera difficile à réaliser. Elle le comprend bien mais comprend aussi qu’Eugène est beaucoup moins riche qu’elle ; elle trouve qu’il porte un peu trop d’attention à l’énumération de ses biens. En voudrait-il à son argent ? Moment désagréable dont elle se souviendra dans son dernier roman ; Georges Dormère est amoureux de Geneviève mais encore plus de sa dot :

« Je commence à m’ennuyer de faire la cour à cette petite fille qui me bat froid depuis quelques jours. Mais je ne veux pas la lâcher ; avec l’aide de mon père, il faudra bien qu’elle m’épouse et me rende maître de ses quatre-vingt mille livres de rentes… »

Mais, « Après la Pluie le Beau Temps » est une des devises de Sophie ; aussi un peu de tendresse et un souper au champagne auront raison de cet éclair de lucidité.
Le mariage approche ; avenue Gabriel, trousseau et corbeille sont exposés. Ce qu’on nomme « corbeille » est un meuble marqueté de nacre, débordant de dentelles, de châles en cachemire, de fourrures de martre et d’hermine. Y figurent même quelques plumes d’autruche que Sophie ne portera jamais. Les dames du Faubourg Saint Germain détaillent bijoux, robes et lingerie avec un manque de décence et de discrétion qui donne à Sophie une furieuse envie de chausser des bottes de cuir et de s’enfuir loin de Paris ; elle suffoque, l’air de Voronovo lui manque.
Elle n’a pas vingt ans, le 14 juillet 1819 dans l’église de l’Assomption ; Eugène est en grand uniforme de lieutenant aux lanciers de la garde et elle… eh bien elle ressemble à Elfy dans l’Auberge de l’Ange Gardien :

« Elfy ne tarda pas à paraître, jolie et charmante, avec sa robe de taffetas blanc, son voile de dentelle, sa couronne de roses blanches et de fleurs d’oranger. Des boucles d’oreilles, une broche et des épingles à cheveux en or et perles complétaient la beauté de sa toilette et de sa personne… »

Elle est pâle, Sophie ; elle a mal dormi. En recevant le cadeau d’Eugène – une corbeille de roses et de fleurs de lys-, elle frissonne et claque des dents. Que redoute-t-elle ? Elevée à la campagne, dans un haras, elle a vu les étalons monter sur les juments ; elle n’ignore rien des amours des matous, des chiens, des poules. Seulement elle a du mal à appliquer ces images au couple qu’elle va former avec Eugène. Souvenons-nous de la phrase de George Sand, sa contemporaine :

« Nous les élevons comme des saintes et nous les livrons comme des pouliches… »

A midi elle est mariée. Sophie va devoir perdre ses habitudes de luxe ; c’est le début d’un long apprentissage, celui de l’aristocratie à la française avec ses grandeurs et ses mesquineries. Car ce mariage est celui de la fortune cosmopolite avec la noblesse désargentée.
Et pour commencer, fini les palais immenses les hôtels particuliers où l’on pouvait recevoir fastueusement plus de 300 personnes. Les jeunes mariés logent dans un entresol de la rue de Varennes qui ferait sans doute notre bonheur, mais que Sophie juge petit, sombre et mal commode. Quant à la rue elle-même, devenue rue Saint Roch dans « Jean qui grogne et Jean qui rit », voici comment la décrit Mr. Abel:

« D’un côté à l’autre de la rue on peut se donner des poignées de main sans se déranger ; le soleil ne vous y gêne jamais ; dans l’été, on y a frais comme dans une cave : il fait tellement sombre dans les appartements, que les yeux s’y conservent jusqu’à cent ans. Ce sont des avantages, de grands avantages… »

Sophie est très amoureuse de son mari ; très vite elle est enceinte. Un début de grossesse pénible, physiquement autant que moralement. Car Eugène commence à prendre ses distances et à courir le « monde », indifférent aux angoisses de sa jeune épouse qui craint de mourir en couches. Catherine Rostopchine, toujours réconfortante, confirme à sa fille que c’est le lot d’une femme sur trois et que c’est bien normal, souhaitable même, pour la rédemption de la faute originelle et de toutes les autres. Dieu merci, ses visites sont rares !
La comtesse Octave pour sa part, se conduit en belle-mère : blessante, méprisante envers tous ces Russes, Sophie incluse, qu’elle considère comme des sauvages. Heureusement, il y a Fédor qui cajole sa fille, la fait rire, lui dit qu’elle est la plus belle ; il lui apporte des gâteaux, des livres, des babioles et pour ses étrennes, le plus beau des présents !
Pendant leur voyage de noces, Eugène et Sophie ont visité dans le Perche, un joli château de briques roses : le domaine des Nouettes. Afficher l'image en taille réelle
Situé à quelques kilomètres de Laigle, il est à vendre. Le couple n’a les moyens ni de l’acheter ni d’assumer les deux années de travaux indispensables pour le rendre habitable. Fédor a entendu Sophie décrire ce Voronovo miniature.
Le 1° Janvier, jour des étrennes , la jeune femme a les yeux rougis d’un chagrin dont elle ne parle pas ; son père lui tend une enveloppe : elle contient les cent mille francs dont elle a besoin pour l’achat et la réfection des Nouettes. Sophie est folle de joie à l’idée de quitter la rue de Varenne et d’aller vivre à la campagne. Elle y aura un jardin, un âne, un verger et comme Mme de Fleurville, des poires admirables :

« Après dîner, toute la société va se promener. On se dirige vers le potager ; Mme de Fleurville fait admirer une poire d’une espèce nouvelle, d’une grosseur et d’une saveur remarquables . le poirier qui la produisait était tout jeune et n’en avait que quatre.
Tout le monde s’extasiait sur la grosseur extraordinaire de ces poires.
« Je vous engage, mesdames et messieurs, à venir les manger dans huit jours ; elles auront encore grossi et seront mûres à point », dit Mme de Fleurville.
Chacun accepta l’invitation ; on continua la revue des fruits et des fleurs…. »

Le Bonheur est dans le Perche


« Tout était en l’air au château de Fleurville… »

Cette phrase, presque aussi célèbre que « Longtemps je me suis couché de bonne heure », commence les Vacances, le troisième roman de Sophie de Ségur ; car ne nous y trompons pas, Fleurville c’est les Nouettes et Madame de Fleurville, c’est elle, expurgée de tous ses défauts. Et c’est pourquoi madame de Fleurville est si agaçante alors qu’on aime tellement la coléreuse, la menteuse, la curieuse, la gourmande, la désobéissante Sophie.

C’est en grande partie aux Nouettes, que Sophie écrira les dix-neuf romans, les contes, les ouvrages religieux et un recueil de recettes de santé qui composent son œuvre. C’est aux Nouettes aussi que naîtront presque tous ses enfants. Elle s’y sent revivre quand elle emménage à l’été 1822 avec le petit Gaston son fils aîné. Paris n’est pour elle qu’une somme de mauvais souvenirs : les infidélités d’Eugène, la mort de son second fils , Renaud et l’hostilité de sa belle-mère
En dépit de la réprobation de cette dernière pour ses méthodes qualifiées de « mongoles », Sophie tenait à soigner elle-même ses bébés. Occupation indigne d’une comtesse, d’une dame du faubourg Saint-Germain qui a des bonnes et des nourrices. Tout ses efforts ne pourront empêcher le petit Renaud de mourir du croup quelques semaines après sa naissance. Jamais elle ne se pardonnera de n’avoir pu éviter ce drame.
Beaucoup plus tard, elle publiera à compte d’auteur et à l’usage de sa famille et de ses amis, « La santé des enfants ». Ouvrage d’un tel à propos qu’Hachette devenu son éditeur le reprendra à son compte.
Grâce aux Nouettes, Sophie peut supporter le départ de son père qui retourne en Russie, la mort de sa sœur Lise et de son neveu Michel. Son troisième fils, Anatole naît à Paris, mais c’est à la campagne qu’elle donne le jour à Edgar. Edgar qui sera baptisé dans l’église d’Aube, le village voisin.
Baptême dont on peut se faire une idée en écoutant Cadichon :

« J’entendis par le fenêtre ouverte, la cérémonie du baptême ; l’enfant cria comme si on l’égorgeait. Camille et Pierre, un peu embarrassés de leur grandeur, s’embrouillèrent et disant le « credo » ; le curé fut obligé de les souffler. Je jetai un coup d’œil à la fenêtre : je vis la pauvre marraine et le malheureux parrain rouges comme des cerises, et les larmes dans les yeux. Pourtant ce qui leur arrivait était bien naturel, et arrive à bien des grandes personnes.
Quand la petite Marie-Camille fut baptisée, on sortit de l’église pour jeter aux enfants, qui attendaient à la porte, les dragées et les centimes. Aussitôt que le parrain et la marraine parurent, les enfants crièrent tous ensemble : « Vive le parrain ! vive la marraine ! »
Le panier de dragées était prêt ; on l’apporta à Camille pendant qu’on donnait à Pierre le panier de centimes. Camille prit une poignée et la fit retomber en pluie sur les enfants ; là commença une véritable bataille, une vraie scène de chiens affamés. Les enfants se disputaient les dragées et les centimes : tous se précipitaient vers le même point ; ils s’arrachaient les cheveux ; ils se battaient, ils se roulaient par terre, ils se disputaient chaque dragée et chaque centime. Il y en eut la moitié de perdu, foulé aux pieds, disparu dans l’herbe. »

Jamais plus Pierre ni Camille et à fortiori Sophie ne jetteront de pièces ni de bonbons aux enfants !
Dans son nouveau domaine, Sophie va pouvoir vivre selon ses goûts ; qui sont très simples. Elle aime la nature, les longues promenades dans la campagne, par tous les temps, cheveux au vent et pieds au sec dans des bottes à double semelle. Elle pourra herboriser, composer des tisanes et des onguents. Elle aura son jardin avec des fleurs bien sûr ; les roses qu’elle aime tant mais aussi des fruits, des légumes et les simples qui enrichiront la pharmacopée familiale.
Les enfants aussi auront leur jardin dont ils s’occuperont avec des outils à leur taille. Ils seront aidés, par les jardiniers et leurs enfants. Mais les jeunes héros de la Comtesse de Ségur bêchent eux-même leurs plates-bandes, font du tuyau d’arrosage un usage intensif et rentrent en retard pour le dîner, trempés, fourbus, crottés, hirsutes et joyeux.

« Les trois petites se mirent à l’ouvrage ; Marguerite fit chargée d’arracher les vieilles tiges et de les brouetter dans le bois. Camille et Madeleine bêchèrent avec ardeur ; elles suaient à grosses gouttes toutes les trois quand Mme de Rosbourg revenue de sa course, les rejoignit au jardin .
« Oh ! les bonnes ouvrières ! s’écria-t-elle. Voilà un jardin bien bêché ! Les fleurs y pousseront toutes seules, j’en suis sûre… »

A Fleurville comme aux Nouettes, on se lève à sept heures ; les journées sont chargées : on joue, on jardine, on organise des pique-nique, des courses d’ânes, on baigne le chien, on en cherche un autre qui s’est laissé enfermer dans la buanderie. On étudie aussi !
On apprend en lisant « Les Vacances » que les Ségur élevaient leurs enfants d’une façon très libérale pour leur époque et leur milieu; ils avaient même le droit de parler à table !

« La promenade leur avait donné bon appétit, ils mangèrent à effrayer leurs parents. Le dîner fut très gai. Aucun d’eux n’avait peur de ses parents ; pères, mères, enfants riaient et causaient gaiement… »

Après dîner on se promène si le temps le permet , on raconte des histoires , voire les rêves de la nuit précédente plus ou moins romancés.
Il faut dire que les jeunes Ségur et leur mère, ont la conversation bruyante . Il leur arrive bien souvent de crier au lieu de parler .Ce qui porte sur les nerfs d’Eugène qui choisit la fuite et finit par préférer la maison plus calme de son frère, à Méry
Bon nombre des romans de Sophie décrivent la vie et les habitants de cette région qu’elle a adopté. Il est aussi arrivé qu’un de ses voisins lui même écrivain, Jean de La Varende fasse son portrait :

« Madame de Ségur avait beaucoup scandalisé le pays, jadis, ne fût-ce que par son habitude, pourtant bien pratique, de se promener en bottes russes dans les prés. Elle amusa par ses colères inouïes, dont retentissaient la maison et les jardins, et par son goût du dramatique. Elle en dérivait cependant une part, jamais assez importante à son avis, dans les fameuses histoires : « Le knout a du bon ! » disait-elle à Hachette qui maugréait. Elle se calmait un peu en vieillissant. « Eugène », le bel Eugène, lui donnait autrefois des soucis qu’elle ne pouvait surmonter silencieusement ; et sur les ailes de sa terrible voix roulante, les revendications conjugales gagnaient le pays.
On lui attribuait le caractère violent de son père, l’incendiaire de Moscou (qui, par parenthèse, nia toujours sa participation à la flambée, dans un dégagement complet du romantisme). Un jour qu’elle déjeunait à Beaumesnil, elle arriva froncée d’un si violent courroux, d’un tel ressentiment, que le châtelain dit à la maîtresse de maison : « Eugène file doux… Sophie a une figure de l’autre monde… Surtout cachez-lui bien les allumettes ! »

Elle même se décrit à travers certains personnages ; la révolte de l’âne Cadichon, c’est elle ; l’innocent Gribouille, c’est elle ; Caroline la couturière qui doit se faire bonne pour gagner sa vie, c’est un premier constat des injustices sociales et la ridicule madame Delmis représente une petite bourgeoisie qu’elle n’aime pas beaucoup mais qu’elle a dû côtoyer du temps où son fils Anatole était maire à Aube.

« Les hommes n’étant pas tenus de savoir tout ce que savent les ânes, vous ignorez sans doute, vous qui lisez ce livre, ce qui est connu de tous les ânes mes amis : c’est que tous les mardis il y a dans la ville de Laigle un marché où l’on vend des légumes, du beurre, des œufs, du fromage, des fruits et autres choses excellentes. »

On peut vérifier cette affirmation de Cadichon, le marché de Laigle a toujours lieu le mardi et il ressemble encore parfaitement à celui qu’a connu Sophie.
Elle parle aussi des domestiques . C’est Catherine, sa cuisinière qui lui inspire le personnage de l’insolente, menteuse, voleuse Mlle Justine dans « Comédies et Proverbes » :

« J’ai renvoyé Catherine pour une foule de méfaits dont l’ensemble établit un désordre insupportable à la longue et une dépense considérablement augmentée. La fille de cuisine faisait tout. Je prends un cuisinier trésor qui a été dix ans chez Mr de M… dont il ne se sépare qu’à cause d’un intendant indispensable et intenable. Mon Vatel est breton, pieux, habile cuisinier, propre, honnête, excellent enfin, comme ils le sont tous et toutes quand on les prend. »

Avec cette Catherine a disparu la seule bassinoire en cuivre des Nouettes.
Les Nouettes lui rappellent en plus petit Voronovo et elle, qui veut faire comme son père, s’occupe de son domaine. Avec plus ou moins de bonheur :

« … Mon essai de regain a fait un fiasco complet ; on s’occupe à en disperser les débris fumants ; ce n’est plus du foin, ce n’est pas du fumier, c’est un amas de pourriture que je vais laisser s’achever afin de le mettre sous les couches du potager.
… Pas un mot à ton père de mon expérience de regain… »


Mais les vacances on une fin ; Gaston à l’âge de six ans doit entrer en pension. Sophie a du mal à accepter la séparation. Elle fera dans ses romans des descriptions vengeresses de ces collèges qui lui prennent son fils. C’est pour le punir qu’on met Charles, le bon petit diable, chez les odieux frères Old Nick :

« Trois punitions pour les trois méfaits ; total, neuf punitions terribles, surtout la dernière ; neuf jours de cachot, neuf jours d’abstinence, neuf jours de fouet. J’ai fini. A partir de demain, pas de récréations, travail incessant etc …, Jusqu’à découverte du ou des coupables. De plus, il y aura tous les jours, à partir de demain midi , trois exécutions jusqu’à ce que toute la maison y passe, pour punir le silence. Vous avez vingt-quatre heures pour réfléchir ! »

Quand à Innocent, l’un des deux nigauds, il manque périr à la pension des Jeunes Savants, que la tante, Mme Bonbeck baptise la pension des « Anes Savants ».
L’éducation des enfants, c’est la grande affaire de Sophie ; celle des filles principalement qui en son temps et dans son milieu est particulièrement négligée. Sophie fait défiler dans ses romans toutes les manières d’enseigner : les collèges, les pensionnats, les gouvernantes et même dans la « Fortune de Gaspard », l’école communale. Pour en finir avec les mauvais procès qui lui ont été faits, disons qu’elle était opposée à toutes méthodes coercitives. Les descriptions de fouets et de punitions sadiques qu’on trouve au fil de ses ouvrages sont des protestations ou de mauvais souvenirs de son enfance :

« Elle est méchante comme toujours. Elle prétend que nous nous tenons mal et elle veut nous faire travailler avec une ceinture de fer et des plaques dans le dos qui font un mal affreux et qui nous empêche de remuer les bras et la tête. Elle appelle cela la ceinture de bonne tenue… »

Cet instrument de torture n’est pas sorti de l’imagination de Sophie ; il fut inventé en 1850 par un certain Dr Schoeber dont le fils, ne nous en étonnons pas, sera un patient du Dr Freud. Auparavant, un autre brillant pédagogue qui fut professeur d’écriture de la jeune Aurore Dupin qui deviendra George Sand, recommandait aussi de faire porter un semblable engin au futur écrivain. George Sand avait quatre ans de moins que Sophie !

« A bas les maris, ce sont de méchants drôles que le Bon Dieu a crées pour exercer la patience des femmes et pour leur faire gagner plus sûrement le ciel pour lequel elles ont été crées… »

Cette phrase incendiaire provient d’une lettre adressée par Sophie à sa petite-fille Camille, l’une des « Petites Filles Modèles », qui avait fait mariage pire que le sien.
Le couple Ségur était loin d’être parfait ; lui était radin, volage, quand à Sophie, à part avoir un fils comme premier né, elle n’a jamais fait de gros efforts pour être une « Comtesse de Ségur » au sens où Eugène et sa famille l’entendaient. Elle a toujours passé plus de temps à la campagne avec ses enfants qu’à remplir ses obligations auprès d’un époux mondain. Epoux qu’elle a néanmoins soigné avec tendresse et dévouement pendant les dernières années de sa vie.
Elle avait passionnément aimé son Eugène ; ses infidélités l’avaient désespérée. Mais comme chaque retour de l’époux volage lui avait valu une nouvelle grossesse , - et c’est une des raisons du naufrage de sa vie conjugale - elleavait fini par se faire une raison. Huit grossesses suivies de sept enfants à élever, ce n’est pas rien !
Sophie beaucoup trop catholique et bien élevée pour connaître les rares et hasardeux moyens contraceptifs de son temps a subi ses grossesses et aimé ses enfants. Peut-être la moitié lui aurait-il suffi …C’est avec la voix de Dourakine qu ‘elle proteste.

« Huit enfants ! si ça a du bon sens de m’amener cette marmaille ! Que veut-elle que je fasse de ces huit polissons ? Des brise-tout, des criards ! Sac à papier ! j’étais tranquille ici… et voilà cette invasion de sauvages qui vient me troubler et m’ennuyer ! Mais il faut les recevoir puisqu’ils arrivent… »

Car pour Sophie même si le mettre au monde est douloureux, un enfant est toujours le bienvenu. Si les parents naturels, ne font pas l’affaire, d’autres peuvent parfaitement s’en charger ; elle recompose les familles plus en fonction des affinités que des liens du sang. On voit dans François le Bossu, la jeune Christine repoussée par sa mère se choisir un père adoptif . Bien souvent auprès d’une mère veuve ou dont le mari est « aux eaux », c’est un oncle qui prend la place vacante. Sa belle-mère ne se trompait guère en la qualifiant de « Mongole ». Comme dans ces tribus et comme chez les amérindiens, ou encore dans la société féodale, c’est l’oncle qui est chargé de l’éducation des enfants et non le père.
Elle-même adoptera son neveu Woldemar, que sa famille rejette.

Les hommes de l’aristocratie dont elle fait partie ; elle leur manifeste un certain dédain ; ils sont « aux eaux », à Paris pour leurs affaires, occupations assez vagues ; en revanche, les femmes de son milieu gèrent les domaines, éduquent les enfants, surveillent le personnel. C’est en Algérie, en Crimée, les guerres de son temps, que se trouvent généralement des pères et des maris qui ne semblent manquer à personne et qu’on mentionne distraitement ; souvent pour annoncer qu’ils sont morts en braves. Le champ d’honneur est semé d’hommes qui permettent à leurs veuves de vivre dans une belle indépendance tout en respectant la morale.

Aucun sujet ne l’a jamais effarouchée ; elle a mis à la portée des enfants aussi bien l’éducation que les rapports sociaux , l’argent ou même la politique , la mort aussi, au grand dam de Templier . Mais il en est un dont elle n’a jamais fait mention : la manière dont on fait les enfants et plus particulièrement comment on les met au monde. La naissance, les risques de l’accouchement sont des choses dont on ne parle pas et pourtant, elle a failli mourir à la naissance de sa dernière fille, Olga.
Alors, puisque elle ne peut ou ne veut pas en parler, elle va se taire et pour longtemps. Ce dernier accouchement lui a laissé des séquelles pénibles surtout pour une femme de sa vitalité. Des maux de reins l’obligent à rester allongée, des migraines effroyables la maintiennent dans l’obscurité ; vont s’y ajouter ces douleurs de larynx dont elle souffrait déjà adolescente.
Dans les contes merveilleux, bien souvent, la découverte de l’amour rend la jeune fille muette ; c’est le passage de la jeune fille à la femme. Dans le cas de Sophie, elle passe par le mutisme pour tourner le dos à l’amour ; l’épouse, la mère, se taisent ; c’est la conteuse qui retrouvera la parole.
Voilà Sophie immobile, muette et dans le noir ; elle va en profiter pour observer, pour écouter : ses enfants, les domestiques, la famille, les visiteurs. Elle écoute, elle observe, elle engrange. Plus tard, ses romans feront le portrait de son époque et ses personnages clameront ses opinions. Alcide dans le Mauvais Génie, lui donne l’occasion de nous montrer les bataillons disciplinaires.
Fils d’un cabaretier, c’est un méchant sans excuses qui fait le mal sans raison valable, juste pour le plaisir. Contraint de s’engager dans l’armée, il continuera à se mal conduire et sera condamné à mort ; il en profitera pour clamer ce qu’il pense de la société en montrant le poing au tribunal.

« Canailles ! je n’ai plus rien à ménager ; je puis vous dire à tous que je vous hais, que je vous méprise, que vous êtes un tas de gueux… j’aime mieux la mort que la vie que je mènerais dans vos bagnes ou dans vos compagnies disciplinaires. »

Comme ça fait du bien quand on est une femme obligée d’être bien élevée de créer un personnage qui peut injurier ceux envers lesquels on se doit de rester polie !
Sophie est une aristocrate du 19° siècle ; il ne lui viendrait pas à l’idée de remettre en question, même si le fait la révolte, la peine de mort (abolie en 1848 et rétablie quand ?). Cependant à travers son fils Gaston qui en est l’aumônier, elle ne peut s’empêcher de méditer sur le sort des pensionnaires des bagnes et autres prisons.
Elle lit aussi, elle rêve ; un écrivain est reçu dans un château voisin, puis invité aux Nouettes ; c’est Eugène Sue. Sophie aime beaucoup cet autre Eugène. Il deviendra dans Jean qui Grogne et Jean qui Rit, Mr Abel.
Ce Mr Abel, personnage qui emprunte certains traits de caractère au cher Gaston, à Mr Naudet, le professeur de dessin, et surtout au « Beau Sue » représente l’homme que Sophie aurait pu aimer : un artiste, élégant, caustique à l’humour un peu pervers. Elle en fait un peintre car elle-même à cette époque de sa vie peint avec bonheur. Elle aurait rêve de ce destin pour Gaston .Il n’existe aucune preuve d’une romance entre Sophie et le bel écrivain ; aucune preuve du contraire non plus.
Puis, la cinquantaine venue, tout risque de grossesse écarté, après un voyage en Italie, Sophie qui ressemble alors à Mme De Monclar dans « Quel Amour d’Enfant », retrouve sa voix, sa verve et devient écrivain.

« Malgré ses quarante-six ans, elle avait conservé une gaieté, un éclat, une légèreté, une santé de vingt ans. Bonne avec tout le monde, amie fidèle et dévouée, elle avait des amis innombrables qu’elle taquinait sans les fâcher, dont elle riait sans les blesser. Riche et d’une position élevée, elle se mettait au service de tous ceux de son intimité qui avaient besoin de sa protection ou de sa bourse. »



L’heure du conte

La vie d’Eugène Sue se termine quand commence la carrière de Sophie. En 1841, il s’était découvert socialiste ; socialiste au point d’aller en prison pour soutenir ses idées. Il n’était évidemment plus reçu dans le faubourg Saint Germain surtout depuis la parution de « Mathilde », un roman dans lequel il avait eu la fâcheuse idée de rendre sympathique une femme divorcée.
Sophie, immobilisée, malade depuis la naissance d’Olga, à défaut de recevoir l’auteur, occupait ses loisirs forcés en dévorant ses livres. L’influence d’Eugène Sue sur son œuvre apparaît au hasard des romans, contrebalancée hélas par celle de son autre grand ami Louis Veuillot, homme de droite et rédacteur en chef de l’ultramontain « L’Univers ». Troisième influence et non la moindre, celle de Monseigneur De Ségur, Gaston son fils chéri.
La piété assaisonnée de socialisme, les convenances bousculées par des revendications féministes, la bonne éducation malmenée par l’enfant qu’elle est restée, voilà toute la personnalité de l’œuvre de la Comtesse de Ségur qui n’oublia jamais qu’elle était « née Rostopchine ».

Après s’être fait la main avec « La Santé des Enfants », la légende veut que Sophie aie commencé à écrire pour que Camille et Madeleine parties en Angleterre ne soient pas privées des belles histoires de leur grand-mère. En réalité, elle a saisi une opportunité : en 1853, Hachette avait ouvert les premières Bibliothèques des Chemins de fer. Eugène de Ségur était alors président des Chemins de Fer de l’Est ; tout naturellement, c’est là que figureront en bonne place les premières parutions de Sophie.
Sans nier ou rabaisser son talent, cette configuration l’a bien aidée. Elle-même ne niait pas les avantages du piston. Cette lettre écrite à la fin de sa vie à un jeune écrivain en témoigne :

« Pour arriver à la célébrité, il ne suffit pas de bien faire ; il faut encore la chance d’un nom qui patronne le vôtre et vous lance dans le monde poétique ; et puis un sujet qui intéresse et qui émeuve, et vous voilà connu, loué avec admiration. La patronnage est indispensable pour arriver. Pour commencer, c’est ennuyeux, parce qu’il faut attraper la piste ; mais quand on est dans le courant, on avance tout seul, sans se donner ni peine ni mouvement. »

Très au fait de l’actualité littéraire, elle n’ignorait pas que George Sand, publiait également des contes ; elle ne voulut pas de confusion :
« Mr de Ségur m’écrit, Monsieur, que vous désirez donner pour titre à mes contes : « Contes à mes petits enfans ». Je vous demande instamment de n’en rien faire et de maintenir le titre que je veux leur donner : « Cinq contes ». Il pleut des « Contes à mes enfans, à mes petits-enfans, à ma fille, à ma petite nièce, à mon neveu, à mon filleul, d’une Grand-mère, d’un Grand-papa &c.. &c. Je ne veux être ni plagiaire, ni doublure… »

« Les Nouveaux Contes de Fées » sont un succès! Les jeunes lecteurs en redemandent et c’est tant mieux. Car Sophie n’écrit pas pour passer le temps. Elle n’a pas oublié le désappointement des Ségur quand ils ont su que la dot de la riche héritière avait disparu avec le banquier italien chez qui elle avait été versée. Seul le grand-père eut l’élégance de lui dire :

« Nous avons perdu la dot, mais nous gardons le trésor. »

Sophie dont l’enfance a été sabotée par la cruauté, l’injustice maternelle, aime et comprend les enfants ; elle va écrire pour eux un roman dont les héroïnes seront des petites filles. Plus tard, Victor Hugo inventera Cosette et Lewis Caroll ,Alice. En attendant, Sophie prend pour modèles ses petites filles si sages. Et quand elle a bien fait le tour de leurs perfections, elle fait entrer dans le roman, devinez qui ?

« Il y avait à une lieue du château de Fleurville une petite fille âgée de six ans qui s’appelait Sophie…. »

Et ceci est une autre histoire ; une histoire vraie : la sienne. « Les Malheurs de Sophie », le plus autobiographique de ses romans n’en reste pas moins un manuel de bêtises à l’usage des enfants trop bien élevés. Et aussi un catalogue de brimades à l’usage d’éducateurs sadiques ; à tel point que son éditeur lui demandera de modérer la violence de certaines scènes. Mais la fille de Fédor Rostopchine n’est pas du genre à céder sans discussion :

« L’amour-propre d’Auteur a sans doute sévi sur moi, Monsieur ; je m’étais révoltée d’abord de ce que deux épisodes « entièrement historiques »aient été jugés impossibles, ensuite, de la manière inusitée et cavalière dont avait usé votre correcteur. L’auteur étant homme, peut faillir ; le droit de remontrance est sans doute acquis à l’Editeur qui règne en despote sur ses Auteurs ; mais le droit de retranchement sans consentement d’Auteur, me semble tout nouveau et pas encore passé en usage… Au reste, le bon Dieu ne m’ayant pas entachée d’entêtement, je baisse pavillon devant vous, je retrancherai tout ce que vous voudrez, quoique, je le répète, les deux épisodes qui ont choqué votre correcteur sont « historiques », avec la variante que ce n’était pas une belle-mère mais une mère qui élevait ainsi sa fille et que j’en aurais pu citer d’autres plus cruels encore. Je renvoie donc à l’impression l’épreuve, revue, endommagée et diminuée et j’attends les suivantes dans l’humble attitude d’un ballon crevé. »

Plus tard, son héritage, essentiellement constitué de terres et de serfs fut difficile à réaliser et ce d’autant plus qu’après l’abolition de l’esclavage, elle ne pouvait, devenue française posséder ou vendre des êtres humains. Huit enfants à élever, la vie mondaine d’Eugène à Paris , elle a besoin d’argent. Les Nouettes, où Eugène ne vit pas reviennent cher et Sophie, nous l’avons vu déjà ne fait pas merveille comme exploitant agricole. De plus, elle est généreuse et voudrait comme son père combler de cadeaux tout son entourage, soulager les misères qu’elle rencontre. Elle a besoin de ce que rapportent ses romans :

« Je commence Monsieur, par vous prévenir que je viens vous adresser une demande ridicule, que je n’ai jamais osé articuler le jour où j’ai eu le plaisir de vous voir. Avant de formuler ma requête, je dois vous faire un exposé des motifs et vous rappeler que j’écris au profit des pauvres. L’hiver qui est pour eux la saison la plus rude à passer, l’est particulièrement cette année-ci à cause du manque général d’ouvrage. Tant que j’ai eu dans ma bourse, j’y ai puisé ; mais la mienne n’ayant malheureusement pas les propriétés de celle du Juif- errant elle reste vide, je n’y trouve plus rien. Vous savez, Monsieur, que dans une communauté conjugale, la bourse du mari ne s’ouvre pas toujours devant les exigences de la femme ; c’est ce qui m’a donné la pensée et la volonté d’écrire…. »

Après « Les Vacances », le dernier volet de la trilogie de Fleurville, Sophie va commencer à s’affranchir de la chronique familiale. A cette époque, elle s’impose la plus stricte économie, vend des morceaux de sa propriété, craint de devoir s’en séparer. Un âne va pour un temps la tirer d’embarras.
Ses éditeurs ont beaucoup reproché à Sophie le paganisme de Cadichon ; peut-être avaient-ils raison.
Catherine Rostopchine, morte l’année précédente, mère indigne au plan affectif, avait cependant donné à sa fille ce que cette dernière réclamera pour nombre de ses petites héroïnes : une instruction poussée. Sophie connaissait les auteurs grecs et latins et aussi les ânes.
Au 2° siècle de notre ère, Apulée dans « L’Ane d’Or », raconte les aventures de Lucius, un jeune homme changé en âne par une sorcière. Certes, ce n’est pas un conte pour petites filles modèles, mais il est amusant de comparer ces deux baudets au raisonnement humain, qui prennent aux dents leur destin quand il en est besoin, qui savent se venger et jouer des tours à qui se croit leur maître.
Lucius retrouvera sa forme première quand il pourra manger une rose ; mais Cadichon brouterait-il tous les parterres des Nouettes en y ajoutant les garnitures du chapeau de son auteur, ne deviendra jamais une femme.
On hésite à soupçonner Madame le Comtesse de Ségur, éducatrice chrétienne et vertueuse grand-mère de s’être divertie aux priapiques aventures de l’âne Lucius ; de s’être amusée encore plus à les transposer en histoire pour enfants sages. En revanche Sophie Rostopchine la « mongole », Sophaletta le « petit bouffon », en était parfaitement capable.

« ….L’impression que vous a laissée la lecture de mon manuscrit, je ne la discute pas, car c’est une affaire de goût tout comme une autre. Je vous ferai seulement observer que je n’ai pas voulu créer un Ane chrétien, mais un Ane tel que vous le qualifiez, âne avant tout … »

Sophie la joyeuse, l’exubérante, l’excentrique a toute sa vie été muselée ; par l’éducation féroce de sa mère tout d’abord, ensuite par la tribu de Ségur, belle-mère et Eugène en tête, qui veulent faire d’elle une « femme du monde » ; plus tard et dans les meilleures intentions par Gaston, son évêque de fils bien-aimé, désireux de raviver en elle une foi assez tiède ; et pour finir par son éditeur, Emile Templier, soucieux de donner à ses jeunes lecteurs des œuvres de bonne moralité .
Si l’on ajoute cette affection du larynx qui la rendit aphone pendant treize ans, on comprend la raison pour laquelle elle prend la voix puissante de Cadichon pour enfin envoyer au diable bonnes manières et belles paroles et proclamer sa façon de penser ; faire savoir à tous qui elle est vraiment : la digne fille de Fédor l’incendiaire, capable de se rebiffer et de rendre coup pour coup, du moins en intention.
Ce quatrième ouvrage remporte un tel succès qu’Eugène convaincu du talent de sa femme, l’émancipe afin qu’elle puisse disposer à sa guise de l’argent que lui rapporte sa plume. Argent consacré en grande partie à sauvegarder et embellir les Nouettes, comme en témoigne un de ses voisins, Jean de La Varende dans « Le Centaure de Dieu » :

« La réputation de Mme de Ségur s’établissait ; elle avait déjà publié plusieurs volumes de ses récits enfantins, qu’on lui payait assez généreusement. Quand Gaston, qui était au courant, la complimenta, elle lui dit : « Vous êtes assis dans « Les Mémoires d’ un Ane »… Chaque somme gagnée par les livres s’investissait en amélioration immédiates aux Nouettes, meuble de salon comme embellissement du parc. »

Car son domaine est pour elle, le centre du monde. Un monde qui tourne et s’agite. Un monde parfois visionnaire. On voit partout apparaître la Vierge ; principalement à des enfants. Comme on lui reprochait le paganisme de Cadichon, Sophie décide d’offrir avec « Pauvre Blaise » un portrait d’enfant particulièrement édifiant. L’histoire se passe toujours au château, mais cette fois dans la loge du concierge. Pourquoi le concierge ?Parce qu’un enfant édifiant, elle en a eu un à la maison : son fils Gaston.
Devenu prêtre sous l’influence de sa grand-mère Catherine et dépit de l’opposition d’Eugène et de tous les Ségur, y compris Sophie, pour une fois d’accord avec sa belle-famille. Quand on est fils aîné d’un comte et pair de France, héritier du titre et de la pairie, on se doit de laisser l’apostolat à plus humble que soi.
C’est la raison pour laquelle Blaise sera le fils du concierge Anfry. Cependant, en raison de l’amour de Sophie pour les fleurs et les jardins, le jeune garçon apprendra l’état de jardinier et épousera la nièce du curé.

Elle a de plus en plus besoin d’argent. Elle écrit huit à dix heures par jour , payée à la page, et surveille de près les ventes de ses romans :

« Je dois vous prévenir tout en riant et en rougissant de mes prétentions, que j’élève le prix de mes œuvres, à mesure que je vois grandir mes succès. Je ne pense pas avoir diminué le budget de votre maison et je désire augmenter un peu le mien. Donc, je porte à … deux mille francs mon prochain manuscrit, plus, 100ex. et … 400fr de livres de votre librairie. Tout augmente de prix ; je suis la progression du temps.. Si vous accédez à ce nouvel arrangement, j’y puiserai un nouveau courage et peut-être aurez-vous « Gribouille » avant l’époque indiquée… »

Avec « La sœur de Gribouille », Sophie s’émancipe ; elle sort du château. Après s’être attardée un moment à la loge du concierge, elle pousse jusqu’à la ville voisine ; c’est Mortagne, Laigle, ou bien encore Argentan. Elle nous brosse alors d’étonnants portraits de ses habitants qu’elle a bien connu du temps où son mari puis son fils furent maire d’Aube la commune dont dépendait les Nouettes. Nous verrons et entendrons parler les commères, les mondaines provinciales, le maire, le curé puis les pauvres ; les « bons » pauvres qui souvent sont domestiques. Les « mauvais » pauvres parfois, sont aussi domestiques ; mais il arrive que renvoyés, ils deviennent voleurs ce qui nous donne l’occasion de rencontrer les gendarmes, des gens que Sophie admirait beaucoup.

Gribouille l’innocent décrit une facette de la personnalité de Sophie. Sa sœur Caroline permet à l’auteur une première et discrète allusion aux injustices sociales. Le jeune couturière est courageuse, elle a une clientèle mais nous apprendrons que son métier, qu’elle exerce avec talent ne lui permet pas - à la mort de sa mère assortie de la perte de la pension de veuve de cette dernière- de subvenir à ses besoins et à ceux de son frère . Elle devra, pour mieux gagner sa vie « entrer en condition », c’est à dire se faire domestique.
La mort de Catherine fait sauter quelques verrous qui bridaient la personnalité de Sophie ; le petit bouffon intervient désormais fréquemment dans les romans et plus souvent encore dans sa correspondance professionnelle où l’humour de la Comtesse fait rage :

« Je crois avoir oublié de corriger dans la dernière épreuve des « Petites Filles Modèles », à la page 163, ligne 7, une correction de votre correcteur qui a mis émouché pour émouchet (oiseau de proie).
Dans la première feuille aussi, il avait corrigé partout panier en mettant pannier. J’ai fait rétablir l’orthographe de l’Académie… »

Car elle surveille non seulement les ventes, mais aussi les titres, les corrections, les illustrations, la qualité de l’imprimerie, des éditions ; elle ne laisse rien passer, n’hésitant jamais à « arranger » les patronymes pour les besoins de sa vindicte. Ainsi de Mr Crêté imprimeur :

« Cher Monsieur, depuis que j’ai quitté Paris le 8 mai, je n’ai pas reçu d’épreuves à corriger de mon « Histoire Sainte ». Je crains que Mr Crétin Imprimeur, faisant honneur à son nom, n’ai continué à les envoyer au N° 53 de la rue de Grenelle. Dans ce cas, ma portière les garde soigneusement pour mon retour, au mois d’Octobre. Dieu veuille encore qu’elle les garde « soigneusement »…
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Après les « Bons Enfants » où Sophie fait coexister, ses enfants, ses petits-enfants avec elle-même et ses frères au même âge, Sophie a dit tout ce qu’elle avait à dire sur les déboires de son enfance et les bonheurs de la vie de famille à la campagne ; les enfants ont grandi ; la bonne grand-mère va leur montrer le monde extérieur. Mais avant, demandons-nous comment se comportait la bonne aïeule ; Jean De La Varende, encore lui ,l’a observée :

« …Il remarqua un petit enfant bien habillé, tout seul au bord d’un bassin. Soudain, avec la malfaisance irréelle et saugrenue des rêves, il vit le petit basculer et piquer une tête… Dans la minute, Gaston, obligé de descendre dans l’eau à mi-corps repêchait le marmot…
… A son bruit, sort une vieille dame en robe pensée avec des nœuds violemment jaunes, bonnet aventureux, face olivâtre. Gaston lui tend l’enfant : leur aspect, les dégoulinades, sont éloquents :
-Est-il « morrrt » ? pousse la vieille dame avec horreur.
-1812-Non ! Trempé seulement.
Elle s’approche vivement, reçoit le petit qui hoquète, prouvant sa vie, et, avec une vitesse extraordinaire, le calotte de trois gifles à éveiller les Sept Dormants. Puis, dans le même mouvement, le serre passionnément sur son cœur… »

Après les petites villes du Perche, elle les emmènera à Paris, accompagnera les garçons au collège. Ces collèges qui lui prennent ses fils et dont elle fait une description calamiteuse dans un nouveau roman.
Après Catherine Rostopchine, c’est Eugène qui disparaît ; Gaston ne s’est pas encore érigé en censeur et Sophie consciente de ce qu’elle lui rapporte, craint peu son éditeur. Elle va donner toute la mesure de son talent comique dans les Deux Nigauds. Dans ce roman, peut-être le plus drôle de tous, elle se laisse aller à un humour truculent qui est le sien dans la vie. C’est Sophaletta , le petit bouffon qui brosse des portraits de personnages ridicules et sympathiques.Afficher l'image en taille réelle

D’abord , Innocent et Simplicie les biens nommés, qui bassinent père et mère, Mr et Mme Gargilier, petits bourgeois d’une petite ville de Bretagne pour aller à Paris. Ils seront accompagnés par Prudence, une bonne bretonne que devaient connaître Caumery et Pinchon les papas de Bécassine. Dans la diligence, celle-là même qu’empruntait Sophie pour se rendre chez sa fille Henriette à Kermadio , ils voyageront avec Mme Courtemiche et son horrible chien :

« Les voyageurs montaient ; il y avait six places, on y entassa les personnes que l’on venait d’appeler ; Mme Courtemiche avait pris deux places pour elle et pour son chien, une grosse laide bête jaune, puante et méchante ; elle se trouva voisine de Prudence qui, se voyant écrasée, poussa à gauche ; la grosse bête, bien établie sur la banquette, grogna et montra les dents ; Prudence la poussa plus fort ; la bête se lança sur Prudence, qui para cette attaque par un vigoureux coup de poing sur l’échine ; le chien jeta des cris pitoyables. Madame Courtemiche venge son chéri par des cris et des injures…. »

Deux Polonais baroques, égarés en Bretagne pour montrer à quel point Sophie était en désaccord avec la politique de Tsar envers leur pays , se feront les protecteurs de nos provinciaux. Leurs conversations inaugurent la collection d’accents invraisemblables dont Sophie dotera les Européens qui voyagent dans ses histoires ; Georgey l’anglais du mauvais Génie, Frölichein l’allemand de la Fortune de Gaspard et Paolo l’italien de François le Bossu.
Toute la bande prendra le chemin de fer pour arriver enfin à Paris. Ce Paris tellement désiré et que Sophie déteste : le Paris d’avant Hausmann, aux ruelles sombres, tortueuses et malodorantes, où l’on met à chaque pas le pied dans des immondices. Néanmoins et non sans difficultés, ils parviendront chez leur tante, Madame Bonbeck. Cette tante est un roman à elle seule ; ses colères affolent la pauvre Simplicie ; Sophie la qualifie « d’excellente furie ». Ce personnage cocasse serait le portrait de la vicomtesse Henri de Ségur, veuve sans enfants, vivant au milieu de ses chiens et de ses chats et de onze violons dont chacun portait un nom. Comme la vicomtesse, Madame Bonbeck est musicienne :

« Elle les mena dans leur chambre, donna une tape à l’un, tira l’oreille à l’autre et les quitta en riant pour étudier sur son violon un morceau de Mozart qu’elle devait écorcher le soir avec trois ou quatre vieux amis qui grattaient comme elle du violon, de la contrebasse ou qui soufflaient dans des flûtes… »

Cette originale a toute la sympathie de Sophie qui, fort coléreuse elle-même, lui prête son propre physique sans hésiter à se vieillir un peu :

« C’était une femme de soixante dix ans, sèche, vigoureuse, décidée, taille moyenne, cheveux gris, tête nue, petits yeux gris malicieux, nez recourbé, bouche maligne, l’ensemble bizarre et conservant des restes de beauté… »

Autre événement important, à cette période, la venue à Paris de son frère, André Rostopchine. Quoique plus gros, il ressemble beaucoup à leur père. C’est ainsi qu’est né le général Dourakine doté du caractère et de la fortune de Fédor avec le physique d’André. C’est également un nouvel auto-portrait. Le général comme Sophie a soixante-trois ans ; il a tout l’argent qui lui manque, ce qui lui donne tout pouvoir sur ceux qu’il aime. Heureusement, comme l’auteur, il ne leur veut que du bien. D’ailleurs il pense comme elle que l’argent des riches doit servir à aider les pauvres. Le problème de Sophie étant que les pauvres sont plus nombreux que ses revenus ne sont importants. Sa vie commencée à l’ombre de la fortune de Fédor Rostopchine finira dans la gêne ; les Nouettes seront vendus et elle devra vivre dans un petit appartement rue Casimir Périer, après avoir distribué tout ce qu’elle avait à ses enfants.
Un de ses bonheurs d’écrivain était sans doute de régner en despote sur ses personnages, résolvant tout les problèmes et dotant chacun selon ses mérites ; sans omettre de punir les personnages déplaisants. Elle en enverra au moins deux à la guillotine et d’autres au bagne.
Comme ses romans déroulent le fil de sa vie, elle arrive avec l’Auberge de l’Ange Gardien au temps de son mariage, au temps où elle croyait encore qu’Eugène l’aimait pour ses beaux yeux.
Puis, comme Fédor, le Général Dourakine repartira pour la Russie où il aidera un prince polonais évadé d’un bagne .
Le libéral Alexandre II avait entre autre réformes importantes aboli le servage, interdit l’usage du knout et des châtiments corporels et donné aux filles l’accès à l’enseignement secondaire ; toutes mesures qui auraient du réjouir Sophie. Mais en 1863, la Pologne se soulève, les attentats contre le tsar se multiplient ; c’est dans l’un d’eux qu’il perdra la vie en 1881. En attendant, il durcit sa politique et réprime durement l’insurrection. Sophie, catholique, prend fait et cause pour la Pologne et crée Romane Pajarski, prince polonais échappé d’un bagne de Sibérie. Singulièrement, on découvre en lisant la Comtesse de Ségur que le goulag n’est pas une invention de la moderne URSS.
Le général Dourakine se préoccupe fort de sa succession ; Sophie s’applique à le rendre plus prévoyant que Fédor. Si ce dernier avait arrangé ses affaires comme le général, elle n’aurait pas eu à souffrir du manque d’argent aggravé des avanies de la famille de Ségur . Et donc, l’écrivain tout-puissant corrige le destin :

« Bien, très bien !… J’irai mourir en France comme j’en avais le désir… J’assure la fortune de ma fille ; et je vous laisse tous heureux et contents. »
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L’habit d’homme que George Sand arborait en ville convient également à l’imagination de Sophie ; après avoir endossé l’uniforme de général, elle prend le costume de gentleman farmer et devient dans « François le Bossu », Mr de Nancé, veuf, riche, pieux, charitable et bon éducateur. Il déteste les mondanités et vit à la campagne pour élever son fils et écrire un traité d’éducation. Après quelques coups de griffes en direction des mères coupables et des coureurs de dot, elle retourne écouter aux portes.
En lisant la Comtesse de Ségur, on peut se faire une idée de la vie quotidienne en France sous le Second Empire ; et pas uniquement celle de l’aristocratie. Elle nous décrit entre autres les paysans, les commerçants, les petits-bourgeois, les industriels, les très pauvres comme les chemineaux. On apprend ce que gagne une bonne d’enfants, combien coûte une dinde et le temps nécessaire pour l’engraisser. Que la sœur de Gribouille couturière de talent avec clientèle doit se faire domestique pour assurer sa subsistance et celle de son jeune frère. Sophie va fureter jusque dans l’école communale pour nous informer des méthodes de monsieur Tappefort, l’instituteur. Les médecins ne sont pas oubliés : celui des Mémoires d’un Ane se nomme Monsieur Tudoux.
Dans « Comédies et Proverbes », on rencontrera même comme chez Dickens ou Hugo un forçat repenti. Le sien est un brave délinquant qui a connu le bagne , comme Jean Valjean, pour une faute dérisoire ; il s’en est convenablement repenti et mérite sa réinsertion . Cet estimable bagnard, ennemi de l’alcool et du tabac, morigène les adolescents :

« Pourquoi fumez-vous ? Pourquoi perdez-vous votre argent à acheter de l’alcool et du tabac ? Vous ne savez donc pas le mal qu’il fait ? Les maladies qu’il donne ? Et l’argent qu’il coûte ? Et le temps qu’il fait perdre ? »

Sophie a-t-elle rencontré chez son éditeur Charles Dickens ? L’anglais lui a-t-il inspiré le « Bon Petit Diable » qui, comme par hasard se prénomme Charles ?
D’ailleurs, Charles Mc Lance lit Nicholas Nickelby. Comme les héros de Dickens, il devra se tirer seul d’une enfance malheureuse. Roué de coups, privé du nécessaire par l’horrible Mac Miche, il emploiera pour se défendre une méthode chère à Sophie et à son père, l’incendiaire de Moscou : pour amener l’ennemi à composition, rien de tel que les allumettes.
Et puisqu’il lui arrive de se dépeindre en homme, pourquoi ne pas montrer son bon Gaston sous les traits angéliques de l’aveugle Juliette ?
Car Sophie est de nouveau sous influence ; celle justement de Gaston. Fini de rire. Jean qui Grogne et Jean qui Rit sera mélodramatique et bien pensant, même si Eugène Sue sous le masque de Mr Abel s’y livre à quelques plaisanteries scabreuses.

A cette époque, Sophie qui depuis son mariage n’a jamais eu tout l’argent dont elle pensait avoir besoin, en manque vraiment. Ses romans se vendent bien mais lui rapportent moins qu’à son éditeur. Pour garder les Nouettes et combler de cadeaux tout ceux qui l’approchent, elle doit se priver. La réussite financière de son voisin Mouchel propriétaire de la forge d’Aube l’émerveille. Emile Templier lui demande une histoire tendant à démontrer aux jeunes lecteurs les bienfaits de l’instruction. Ce sera la Fortune de Gaspard . Un jeune Rastignac de campagne utilisera pour faire fortune une méthode encore en vigueur de nos jours : étudier, travailler, fayoter et si possible épouser la fille du patron. C’est une peinture de la société industrielle naissante, de la montée du libéralisme sauvage, de la détérioration des rapports humains. Sophie visionnaire, voit venir notre société de consommation. En même temps, elle milite pour l’égalité des chances puisque Gaspard, fils de paysan, deviendra grâce à l’école communale un riche industriel.

Tous les moyens sont bon pour arriver, y compris épouser par intérêt une fille qu’il ne connaît pas :

« Tout cela ne m’effraye pas, mon père ; si elle est laide, nous ne la regarderons pas ; si elle est bête, nous ne lui parlerons pas ; si elle est méchante et maussade, nous la mettrons à part et nous ne nous en occuperons pas… »

Ce n’est pas d’un mariage dont il est question, mais d’un contrat d’affaires :

« Je vous prie de ne pas m’appeler cher Monsieur ! Je ne vous suis pas cher, pas plus que vous ne m’êtes cher. Vous nous vendez votre fille pour être associé à ma maison, à mes affaires, et pour assurer votre fortune. Gaspard paye la vente de sa personne. Quand la marchandise sera encaissée, nous n’aurons de relations que celle des affaires industrielles… »

Une fois le mariage célébré, la « marchandise » aura les états d’âme d’une jeune Sophie d’autrefois prise elle aussi, pour son argent :

«Il est très bien, Gaspard. J’aime beaucoup sa figure ; il a l’air distingué. Et puis, il a une belle taille et une belle tournure. S’il pouvait m’aimer un peu !… Beaucoup serait encore mieux… Qu’est-ce que je lui ai fait ? Est-ce ma faute si on l’a forcé à m’épouser ? Pourquoi a-t-il consenti ? Pour me rendre malheureuse ?… »

. Sophie qui n’a jamais été en pension ne fait qu’évoquer les couvents . Ils se résument à des passages obligés dont on fait bien vite sortir les héroïnes pour les faire débuter dans la vie mondaine. A l’exception de Gizelle, l’amour d’enfant, trop gâtée par ses parents, qui souhaitera la pension pour connaître un peu de discipline.

Sophie est une aristocrate du 19° siècle ; il ne lui viendrait pas à l’idée de remettre en question la peine de mort. Cependant, à travers Monseigneur de Ségur qui en est l’aumônier, elle ne peut s’empêcher de méditer sur le sort des pensionnaires des bagnes et autres prisons. Elle y enverra Alcide le « Mauvais génie » du gentil Julien .
Elle fera dans le même roman un exacte peinture de la vie à la campagne, des foires et de leurs camelots qu’elle-même adorait ; elle y achetait avec enthousiasme toutes sortes d’inventions nouvelles, comme par exemple ces galoches en caoutchouc qui lui firent peu d’usage puis qu’après une première utilisation, elle les mit à sécher sur un calorifère.
Sophie s’est toujours sentie étrangère au « grand monde » qui ne l’a acceptée qu’avec condescendance. Elle admet que ces gens se sentent supérieurs sans comprendre vraiment en quoi. En revanche, ce qu’elle déteste absolument, ce sont les bourgeois et les parvenus ; les gens dont la seule valeur est la richesse. Elle a ce snobisme suprême de préférer un paysan ou un ouvrier au grand cœur et au raisonnement droit à un riche sans finesse ni éducation. En réaction contre la bourgeoisie d’argent, l’extrême droite chrétienne à laquelle elle appartient se préoccupe du sort des classes défavorisées. Dans Diloy le Chemineau, le général d’Alban, un des avatars de Fédor et aussi de Philippe de Ségur, fulmine contre « Messieurs les fabricants » qui ne respectent pas les jours de repos de leurs ouvriers, les empêchant ainsi, et c’est le plus grave, d’aller à la messe.

« - Voyons, mon brave garçon, assois-toi et dis moi quelle est la place qu’on t’a offerte ?
-1- C’est chez un fabricant de chaussons, monsieur le comte ; on m’offre le logement, le chauffage et deux francs cinquante par journée de travail.
-2- -De combien d’heures la journée ?
-3- -Douze heures, monsieur le comte.
-4- -C’est deux de trop. As-tu les dimanches et fêtes ?
-5- -Ce n’est pas de droit. On peut exiger que je travaille dans les temps pressés.
-6- -Et c’est toujours temps pressés pour MM. Les fabricants. Et les enfants, les occupe-t-on ?
-7- -Quand ils ont dix ans, monsieur le comte, on leur donne de l’ouvrage à cinquante centimes par jour.
-8- -Le travail est-il fatigant, difficile ?
-9- -Sauf qu’on est assis tout le temps du travail, ce n’est pas trop dur.
-10--Et les enfants, travaillent-ils dehors ?
-11--Non, monsieur le comte, à l’atelier ; ils ne sortent pas.
-12--Et ont-ils leur dimanche ? peuvent-ils aller au catéchisme, à l’école, dans la semaine ?
-13--Pas quand on a besoin d’eux.
-14-- Et on aura toujours besoin d’eux….Surtout quand le chef est un homme sans foi ni loi. Je connais ce chef de fabrique, M. Bafont. C’est un gueux qui ne croit à rien, qui ne songe qu’à gagner de l’argent. Il se moque de l’ouvrier et de sa moralité… »

Madame d’Orvillet, pour sa part, un des clones de Sophie, se préoccupe du sort de son jardinier âgé et lui assure une fin de vie heureuse en compagnie de sa femme.
Car Sophie avait le cœur socialiste ; elle n’ignore rien de la misère populaire décrite par Eugène Sue dans les Mystères de Paris.
Encore faut-il savoir que dans l’aristocratie chrétienne de ce temps, l’attitude envers les défavorisés est bien plus généreuse que celle de la bourgeoisie d’argent libérale.

1871-Après la pluie le beau temps ; Sophie écrit son dernier roman ; l’année prochaine, les Nouettes seront vendues ; elle finira ses jours à Kermadio chez sa fille Henriette. En attendant, elle s’insurge une fois encore contre les coureurs de dot ; elle réclame pour le bon noir Ramoramor le droit à la différence. La gentille Geneviève défend son fidèle domestique contre le méchant George qui « n’aime pas les nègres ». On aurait donc tort d’attribuer à Sophie les préjugés racistes de son temps.
Sophie qui ne savait pas qu’elle était féministe n’ jamais émis aucune revendication ; elle commencé sa carrière à l’age où la plupart d’entre nous terminent la leur, ce qui est plutôt encourageant. Elle fait de mademoiselle Primrose une militante convaincue. Comme elle, tout au long de son œuvre, elle revendique pour les filles le droit au savoir. On a souvent rencontré dans ses romans, des femmes célibataires, indépendantes financièrement prendre en main avec ou sans l’accord des parents l’éducation des plus jeunes.
Ici, Mademoiselle Primrose aura fort à faire. Contrairement à Sophie, Monsieur Dormère le tuteur de Geneviève n’a sans doute pas entendu parler de la loi récente de Victor Duruy sur l’éducation des filles, qui, jusque là restaient à la maison ou rentraient dans un couvent où on leur apprenait à lire, écrire, coudre, broder, tenir leur maison et aussi quelques arts d’agrément tels que musique ou dessin. Les matières nobles : philosophie, histoire , géographie, mathématiques, grec et latin sont réservées aux garçons.

« …L’histoire est une étude nécessaire pour une petite fille. Personne n’en a soufflé mot à cette enfant. Si je n’étais pas là pour la lui apprendre, elle serait ignorante comme une cruche. Il faudra aussi que je lui apprenne le calcul ; elle ne sait seulement pas que deux et deux font quatre, la pauvre enfant…. »

Instruite, Geneviève devra conquérir son autonomie financière :

« Vous êtes son tuteur, mais vous ne devez pas être son tyran. Vous ne pouvez pas exiger qu’à chaque dépense faite par elle ou pour elle, elle vienne vous en demander la permission. Avec la fortune qu’elle a et dont elle n’use jamais, vous devez avoir moins de répugnance à lui passer de rares et innocentes fantaisies… »

Sophie n’a joui de cette liberté que fort tard, grâce à son travail et à son talent. Primrose n’aura de cesse de soustraire Geneviève à l’autorité de son tuteur qui gouverne sa fortune et veut lui faire épouser son fils afin que l’argent ne sorte pas de la famille

A l’inverse de sa contemporaine George Sand qu’elle ne fréquentait pas, Sophie ne s’est révoltée ni contre son milieu ni contre sa condition. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’en a pas souffert. Sa longue maladie en est la preuve.
Aussi c’est avec une grande lucidité qu’elle nous dépeint la vie des femmes de son temps, qu’elle soient aristocrates, bourgeoises, domestiques, paysannes ou rejetées par la société. Pourtant si certains de ses personnages finissent au bagne ou sur l’échafaud, jamais elle ne descend aussi profond dans la pègre que son autre contemporain et ami, Eugène Sue.
Témoin de son temps, elle tient compte des mutations sociales, du changement des mentalités.
A l’inverse de Jules Vernes, elle n’a pas l’esprit scientifique ; hormis le chemin de fer, l’usine de tréfilerie de Gaspard et de quelques autres projets industriels, qui sont pour elle des faits sociaux, elle ne nous parle d’aucune des grandes inventions du siècle dernier qui ont vraiment changé la vie des gens, telles que l’électricité, la bicyclette, le téléphone, le télégraphe etc..
En dépit de tout ce qui nous révolte dans son œuvre : séparation des milieux, exhortation à la soumission des pauvres, bonne conscience des riches, qu’elle ne cherche pas à contester, à travers sa vie et ses écrits, on ne peut que constater sa lucidité, sa générosité. On l’aime parce qu’avant tout, elle a été une « femme bien ».




2 commentaires:

Brigitte a dit…

Remarquable Merci pour tous ces précieux renseignements sur celle qui a probablement par son oeuvre contribué à mon éducation,en dépit du temps passé et des différences de milieu social

Anonyme a dit…

Merci pour ce très bel article, une longue lecture comme on les aime: bien documentée et bien écrite. Je suis surprise qu'il n'y ait pas plus de commentaires

Les Chouchous