Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

jeudi 11 août 2016



Vincent était maître d’école et il était boiteux. Il n’aimait pas à raconter pourquoi et l’on ne connaissait pas non plus la raison pour laquelle il ne s’était jamais marié.
Il avait pris sa retraite dans ce chalet de petite montagne en compagnie de ses chats, de sa chienne et de quelques chevaux âgés à qui il offrait une retraite heureuse dans un pré qu’il avait derrière chez lui.
Passant là par un après-midi d’été, je lui demandai mon chemin que j’avais perdu et un seau d’eau pour mon cheval. Il me l’offrit bien volontiers. Il me demanda si moi aussi j’avais soif, et nous avons trinqué à l’eau de sa fontaine. Il me remit dans la bonne direction et ajouta :
-« Puisque vous connaissez l’endroit, revenez de temps en temps, ça distraira mes vieux bourrins !
J’usai de la permission tout d’abord avec discrétion, puis la complicité s’installant, plus régulièrement. Au fil du temps et par fragments, il me raconta son histoire.
Il sortait juste de l’Ecole Normale et venait d’obtenir son premier poste quand il hérita le chalet de l’oncle qui l’avait élevé. Comme il avait perdu ses parents pendant la Grande Guerre, il se retrouvait seul au monde. C’est pendant les vacances de Pâques qu’il prit possession de son bien. Les lieux étaient encore tels qu’il les avait quittés pour aller finir ses études. Les souvenirs qu’il en avait étaient heureux et il ne voulait rien changer. Il avait donc du temps pour faire de longues marches dans la campagne environnante qu’il pensait bien connaître.
Au matin de Pâques, un carillon sonnant à toute volée le surprit. Il ne connaissait pas d’église dont le clocher eut pu se faire entendre d’aussi loin. La chercher devenait un but de promenade. Il enfila ses bottes, prit son sac et son bâton et partit en direction de cet office imprévu.
Il coupa à travers bois et se trouva bientôt sur un chemin dont il n’avait pas gardé le souvenir ; il serpentait à flanc de coteau en descendant doucement vers un vallon au fond duquel se dressait une chapelle aux murs de bois. Venant de la colline qui lui faisait face, Vincent vit s’avancer un groupe de personnes en habits de fête. Ils se rendaient manifestement à l’office. Le maître d’école les suivit dans l’oratoire. En chaire, un vieux pasteur lut des textes, puis prêcha. Vincent ne reconnut ni la Bible, ni les Evangiles et nota que, curieusement, le nom de Dieu ni celui du Christ n’étaient jamais prononcés. Aucune bénédiction ne clôtura la cérémonie.
Après le départ silencieux des participants, une jeune fille qu’il avait remarqué pour sa grâce et son allure restait assise dans les bancs pendant que l’officiant était à la sacristie. La fille du pasteur ? Vincent s’attarda ; le vieil homme l’aperçut, le salua aimablement et lui présenta celle qui effectivement était sa fille. Un foulard cachait ses cheveux, elle sourit, leva sur le jeune homme des yeux brillants, couleur de pierre précieuse, et l’invita à les suivre dans leur maison qui se trouvait derrière la chapelle et dont Vincent ne se souvenait pas
Le pasteur prit une tasse de thé et monta se reposer, laissant les deux jeunes gens en tête à tête. Sans rien lui révéler la concernant, pas même son nom, elle connut bientôt tout du jeune homme, totalement sous le charme des yeux turquoises.
-« Mon père se fait vieux, dit-elle soudain, il laisserait volontiers sa place à celui qui voudrait m’épouser. Ce pourrait être vous ?
Surpris par la franchise de la proposition, ému par la beauté de la jeune fille mais cependant troublé par son sourire un tant soit peu carnassier, Vincent ne sut que répondre.
Il éprouvait une violente envie d’accepter mais sa raison au fond de lui le retenait.
Il ferma les yeux, soupira très fort en demandant un temps de réflexion. Les yeux turquoise pétillèrent, la bouche si rouge découvrit un sourire plein de dents blanches et robustes.
-« Je vous attend l’année prochaine, pour l’office de Pâques et de tout mon cœur, j’espère que vous direz oui.
Puis elle l’accompagna jusqu’au sentier. Arrivé en haut de la côte, Vincent se retourna : la brume cachait à présent le fond du vallon et il ne vit plus ni chapelle ni maison.
De toute l’année, quand il revint au chalet, il n’entendit plus de cloches, ni ne retrouva le chemin qui menait à la chapelle. Il finit par se dire qu’il avait rêvé, puis n’y pensa plus.
A Pâques de l’année suivante, Vincent retenu en ville n’arriva au chalet qu’au milieu de l’après midi. Le toit avait subi de gros dégâts qu’il entreprit de réparer sur le champ. Arrivé en haut de l’échelle, il vit s’avancer sur le sentier inconnu la belle aux yeux verts. Elle ne portait plus le foulard qui lui couvrait les cheveux ; le soleil couchant incendiait ses boucles brunes ; elle était encore plus belle que… mais oui, il croyait l’avoir oublié mais il réalisait soudain, que toutes les nuits de toute cette année il avait rêvé qu’il la tenait dans ses bras et maintenant, elle était là, si proche, si réelle, il allait pouvoir enfin la toucher, l’embrasser. Il sauta de l’échelle sans lâcher une hachette qu’il avait à la main. Il s’approcha, les bras tendus mais la fille recula :
-« Je vous ai attendu Vincent, vous n’étiez pas à l’office ce matin. Il me faut maintenant votre réponse : voulez-vous m’épouser et prendre la place de mon père ?
Vincent a le vertige ; il est au bord d’un gouffre. Son cœur, ses sens, la meilleure partie de lui-même désire cette fille si belle, si tentante. Mais sa raison l’interpelle, lui dit qu’il ne faut pas. Alors il parlemente, ils doivent mieux se connaître, attendre encore, quelques mois, quelques semaines…
Les boucles fauves s’agitent, les yeux turquoise s’embrument. Vincent est incapable de folie, mais il la désire tant, pour lui prendre les mains il lâche son outil. La fille recule et disparaît ; Vincent tombe à genoux… sur la hachette. Sa jambe droite blessée va le rendre boiteux pour toujours, son cœur meurtri sera à jamais incapable d’aimer une autre que la fille aux yeux verts.
Il m’a confié que chaque fois qu’il était sur le point de tomber amoureux et d’oublier ce dimanche de Pâques, la nuit même, la fille du pasteur venait partager ses rêves.

1 commentaire:

manouche a dit…

Ce Pasteur, sa fille, diaboliques ???

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