Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

dimanche 28 février 2016

Le Tambour (d'après Grimm)

Un jeune tambour marchait seul à travers la campagne ; il arriva le soir au bord d’un lac. Il vit étendues sur la rive, trois petites pièces de lin blanc. Il en prit une, la tâta  (ra ta ta ta):  « Quelle finesse ! » dit-il en la mettant dans sa poche. Sans plus y penser, il rentra chez lui, dîna et alla se coucher.
Au moment de s’endormir, il lui sembla qu’on l’appelait par son nom ; il tendit l’oreille. Une voix très douce lui commandait de s’éveiller. Il faisait si noir qu’il ne pouvait rien distinguer dans la pièce, pourtant il croyait voir une forme flotter devant son lit : « Qui va là ? Que voulez-vous ?
 -  La petite chemise que tu as ramassée hier soir au bord du lac.
 – C'était votre chemise? Je vais vous la rendre,  mais il faut me dire qui vous êtes !
– Je suis la fille d’un grand roi,  mais une sorcière me tient captive sur le Mont de Cristal. Chaque jour, mes deux sœurs et moi avons la permission de nous baigner dans le lac ; mes sœurs ont pu rentrer mais tu as pris ma camisole et je ne peux revenir sans, je t’en prie, rends-là moi.
 – Mais bien volontiers ! » , dit le tambour .
 Il la prit dans sa poche et la tendit dans le noir en direction de la voix ; une main s’en saisit et la forme flottante commençait à disparaître quand le tambour ajouta : « Attendez, attendez, avez-vous besoin d’aide ?
 – Pour m’arracher au pouvoir de la sorcière, il faudrait monter sur le Mont de Cristal ; mais tu ne pourras pas y arriver, et quand bien même, tu ne pourras pas l’escalader !
– Ce que je veux, je le peux, répondit le tambour ; je veux t’aider et je ne crains rien ni personne ; mais je ne connais pas le chemin du Mont de Cristal.
- Il passe dans la grande forêt où vivent des géants mangeurs de chair humaine ; c’est tout ce que je peux te dire. Puis il entendit comme un bruit d’ailes, et la forme disparut.
Le jour à peine levé, le jeune homme se prépara, prit son tambour et d’un pas décidé se dirigea vers la forêt. Il marcha un moment sans voir personne et surtout pas de géant : « Ils dorment sans doute, se dit-il, je vais réveiller ces paresseux ».
Il prit ses baguettes, ajusta son tambour et fit entendre une telle roulade que les oiseaux s’envolèrent en poussant de grands cris. Un géant qui dormait dans l’herbe se dressa : il était aussi haut qu’un grand chêne et de fort mauvaise humeur: "Saleté de bestiole! As-tu bientôt fini ce raffut ? Ah! Malheur! Je dormais si bien!"
-Je dois battre du tambour, répliqua le jeune homme sans se démonter, pour indiquer la route à l'armée qui me suit.
 - Et que vient faire une armée dans ma forêt?
 - Elle vient la débarrasser de toi, monstre que tu es. -
Le géant se mit à rire: "Bande d'insectes, vous allez voir comme je vais vous exterminer !
 - Que tu crois! le nargua le jeune tambour; nous sommes trop petits, nous te filerons entre les doigts et le soir, quand tu voudras dormir, nous sortirons de tous les fourrés, nous te grimperons dessus et comme chacun de nous a un marteau d'acier pendu à sa ceinture, nous te fracasserons le crâne.
Le géant fit la grimace; il pensait: "Il a peut-être bien raison... je peux venir à bout d'un loup ou même d'un ours, mais je n'ai jamais pu grand- chose contre les puces et les moustiques... Ecoute, minable, dit-il à voix haute, file avec ton armée et je te promets de ne jamais faire de mal à aucun d'entre vous; et même, si tu as un voeu à faire, fais le maintenant.  Je suis prêt à te faire plaisir.-
Le tambour considéra le géant depuis les pieds jusqu'à la tête: "Avec tes grandes jambes, tu dois courir plus vite que moi; porte moi jusqu'au mont de Cristal et je dirai à mon armée de te laisser tranquille, du moins, pour cette fois!
"Allez, grimpe, moustique! On ira où tu voudras!"
Entre deux doigts, le géant souleva le garçon, le mit sur son épaule; une fois installé là le tambour se mit à jouer à coups redoublés. Le géant pensa: "Bon, il donne le signal de la retraite. »
 Le jour à peine levé, le jeune homme se prépara, prit son tambour et d’un pas décidé se dirigea vers la forêt. Il marcha un moment sans voir personne et surtout pas de géant : « Ils dorment sans doute, se dit-il, je vais réveiller ces paresseux ».
Il prit ses baguettes, ajusta son tambour et fit entendre une telle roulade que les oiseaux s’envolèrent en poussant de grands cris. Un géant qui dormait dans l’herbe se dressa : il était aussi haut qu’un grand chêne et de fort mauvaise humeur: "Saleté de bestiole! As-tu bientôt fini ce raffut ? Ah! Malheur! Je dormais si bien!"
-Je dois battre du tambour, répliqua le jeune homme sans se démonter, pour indiquer la route à l'armée qui me suit.
 - Et que vient faire une armée dans ma forêt?
 - Elle vient la débarrasser de toi, monstre que tu es. -
Le géant se mit à rire: "Bande d'insectes, vous allez voir comme je vais vous exterminer !
 - Que tu crois! le nargua le jeune tambour; nous sommes trop petits, nous te filerons entre les doigts et le soir, quand tu voudras dormir,nous sortirons de tous les fourrés, nous te grimperons dessus et comme chacun de nous a un marteau d'acier pendu à sa ceinture, nous te fracasserons le crâne.
Le géant fit la grimace; il pensait: "Il a peut-être bien raison... je peux venir à bout d'un loup ou même d'un ours, mais je n'ai jamais pu grand chose contre les puces et les moustiques... Ecoute, minable, dit-il à voix haute, file avec ton armée et je te promets de ne jamais faire de mal à aucun d'entre vous; et même, si tu as un voeu à faire, fais le maintenant.  Je suis prêt à te faire plaisir.-
Le tambour considéra le géant depuis les pieds jusqu'à la tête: "Avec tes grandes jambes, tu dois courir plus vite que moi; porte moi jusqu'au mont de Cristal et je dirai à mon armée de te laisser tranquille, du moins, pour cette fois!
"Allez, grimpe, moustique! On ira où tu voudras!"
Entre deux doigts, le géant souleva le garçon, le mit sur son épaule; un fois installé là le tambour se mit à jouer à coups redoublés. Le géant pensa: "Bon, il donne le signal de la retraite. »
 Quand ils eurent fait un bout de chemin, ils rencontrèrent un second géant. Amusé, il regarda la drôle de bestiole que portait son confrère: "Tu me le prêtes?
Et comme l'autre semblait d'accord, il prit le tambour et le mit comme une fleur à sa boutonnière. Le jeune homme se cramponna au bouton, à peu près grand comme une assiette et très satisfait, contempla le panorama qui s'offrait à lui. Il vit approcher un troisième géant qui eut lui aussi envie de du petit animal. Lui, le mit comme une plume à son chapeau. Le tambour se mit à arpenter le bord du couvre-chef et comme de là-haut, il voyait par-dessus les arbres, il finit par distinguer dans la brume au loin, une montagne. Ce doit être le mont de Cristal pensa-t-il et il avait raison. En quelques pas le géant fut au pied du mont et déposa son passager. Cela ne faisait pas l'affaire de notre héros qui exigea d'être porté jusqu'au sommet; mais le géant ne voulut rien savoir et retourna dans la forêt. 
Le mont de Cristal était haut comme au moins trois montagnes ordinaires ; ses parois étaient lisses comme du verre et le pauvre tambour se demandait comment il allait s'y prendre pour parvenir au sommet. Il tenta l'escalade, mais en vain; il glissait et retombait sur le sol. Il souhaita être un oiseau mais le voeu ne lui donna pas d'ailes.
Pendant qu'il se demandait comment il allait se tirer d'affaire, il entendit des voix furieuses: deux hommes se disputaient une selle posée par terre; chacun d'eux prétendait qu'elle lui appartenait.
Le tambour s'approcha: « Vous n'avez même pas de cheval! Pour quoi vous disputer à propos de la selle? »
-C'est qu'elle en vaut la peine, dit l'un des deux hommes : il vous suffit de vous asseoir dessus, de souhaiter d'aller quelque part et aussitôt, elle vous y transporte, même si c'est au bout du monde. Nous en avons hérité et nous devons nous en servir chacun à notre tour. Le mien est arrivé mais celui-ci veut m'en empêcher.
-Je vais vous départager, dit le tambour.
Il s'éloigna, planta un bâton en terre, puis revint vers les plaideurs.
-Voyez ce but! Courez, et le premier des deux qui touche le bâton aura la selle.
Ils partirent en courant, pendant que notre héros, assis sur la selle faisait le voeu d'être transporté au sommet du Mont de Cristal. Avant d'avoir pu pousser un soupir, il y était arrivé.
Le sommet du Mont de Cristal était une plaine au milieu de laquelle se dressait une vieille maison. Devant la maison, on voyait un étang et derrière s'étendait une sombre forêt. Tout était silencieux nul être vivant, homme ou bête ne se montrait. Le vent courbait la cime des arbres et des nuages passaient si bas qu'ils semblaient frôler sa tête. Il approcha de la maison et frappa à la porte. Une fois, deux fois, au troisième coup la porte s'ouvrit laissant voir une étrange vieille au visage gris; sur un nez long et crochu, des lunettes ne dissimulaient pas des yeux rouges, mais perçants.
-Que veux-tu, grinça-t-elle?
-A manger et un coin pour passer la nuit;
-Toute faveur exige un travail; tu pourras entrer, dormir et manger et échange de trois tâches.
-Bien volontiers! l'ouvrage ne me fait pas peur.
La vieille le fit entrer, lui donna un repas et un bon lit. Au matin elle vit qu'il avait bien dormi, qu'il était dispos. Elle retira de son doigt, un dé que ses ongles longs comme des griffes empêchaient de rentrer sur son doigt desséché et le lui tendit:
-Voilà ton premier travail : avec  ce dé, tu vas vider l'étang qui est devant la maison. Tu dois avoir fini avant la nuit et tous les poissons devront être triés et rangés selon leur grosseur et leur espèce.
Un peu surpris par ce travail étrange, le tambour ne discuta pas et fit ce que la vieille lui demandait. Il tira de l'eau toute la matinée,  mais à midi le résultat était décevant.
Devant l'inutilité de ses efforts, il s'arrêta et alla s'asseoir, découragé : «  Que ce soit pour ce soir où dans mille ans, vider toute cette eau avec un dé à coudre, je n'y arriverai pas! »
Pendant qu'il cherchait une solution, une jeune fille sortit de la maison; elle portait dans un panier, un déjeuner qu'elle posa devant lui:
"Te voilà bien songeur, jeune homme dit-elle
Il leva les yeux et vit qu'elle était merveilleusement belle:
"Je suis à la recherche d'une princesse qu'on retient prisonnière par ici; je dois pour la délivrer accomplir trois tâches, mais je n'arrive même pas à me tirer de la première; je ferais mieux de rentrer chez moi!
-Non, reste dit la jeune fille; tu es découragé parce que tu es fatigué; pose ta tête sur mes genoux et repose toi; à ton réveil, l'ouvrage sera fait.
Le tambour ne se fit pas prier et fit comme lui disait la jeune fille; dès qu'il eut fermé les yeux elle tourna le chaton d'une bague magique qu'elle portait au doigt et dit: "Eaux, montez: poissons, sortez !" Aussitôt l'eau se transforma en nuage qui monta dans le ciel et s'en fut avec ses pareils. Les poissons quant à eux sautaient hors de l'eau et se rangeait admirablement selon, leur espèce et leur grosseur.
Le tambour alors s'éveilla et vit avec stupeur son travail accompli.
La jeune fille lui dit à l'oreille: "Un des poissons est rangé à part. Ce soir, quand la vieille viendra vérifier ton travail elle te demandera pourquoi ce poisson n'est pas rangé avec les autres; Tu lui diras, il est pour toi, sorcière et tu le lui jettera au visage.
Au soir, la vieille revint, posa la question et le garçon fit comme la jeune fille lui avait dit. La sorcière lui jeta un regard venimeux, poussa un soupir puis fit comme si de rien n'était.
Le lendemain matin, la vieille dit au tambour: "Hier, je t'ai donné une tâche facile, aujourd'hui, les choses sérieuses commencent: tu vois cette forêt, derrière la maison, tu vas l'abattre, débiter tout le bois en bûches, et le ranger en cordes; ce soir, tout doit être fini."
Et pour ce faire, elle lui donna une cognée en plomb,  un billot et des coins en fer blanc. Au premier coup, la cognée se tordit, le billot et les coins s'écrasèrent. Le pauvre tambour, ne savait comment se sortir de ce mauvais pas.
La jeune fille vint comme la veille lui porter son repas et le consola: "Pose ta tête sur mes genoux et dors; à ton réveil, le travail sera fait. »
Il ferma les yeux, elle tourna le chaton de sa bague. A l'instant même, la forêt s'effondra, dans un  gigantesque craquement, le bois se fendit et vint de lui-même se ranger en autant de cordes. Quand le tambour s'éveilla, la jeune fille lui dit: "Voilà, tout le bois est coupé et rangé, sauf cette branche. La vieille va te demander ce que cela signifie, tu prendras la branche, tu lui en donneras un coup en disant: voilà pour toi, sorcière ! »
Comme la veille, la sorcière arriva: "Eh, bien, le travail n'était pas trop difficile ! Mais je vois une branche qui traîne, pour quoi n'est-elle pas avec les autres? »
-Parce qu'elle est pour toi, sorcière! dit le tambour en lui en donnant un coup.
Le vieille fit semblant de n'avoir rien senti et se mit à ricaner;
-Demain matin, dit-elle dès ton réveil, tu mettras tout ce bois en tas, tu feras un feu et tu le brûleras entièrement.
Dès l'aube, le tambour se leva et commença à rassembler le bois. Mais c'était toute une forêt qu'il devait mettre en tas ! Comment allait-il, à lui seul, y arriver? Il travailla toute la matinée avec la pénible impression de n'arriver à rien.
Mais la jeune fille ne l'avait pas abandonné: comme les autres jours, elle lui apporta son repas et lui dit de faire la sieste sur ses genoux. A son réveil, le tas de bois brûlait, le brasier s'élevait jusqu'au ciel.
-« Ecoute-moi, dit la jeune fille, la sorcière va revenir et te donner des ordres de toutes sortes; si tu fais sans crainte ce qu'elle te demande, elle  n'aura aucun pouvoir sur toi; mais si tu as peur, prends garde, elle te saisira et te jettera dans le feu, tu n'en réchapperas pas. En revanche, quand tu auras tout accompli, empoignes là à deux mains et jette- là au milieu des flammes.
La jeune fille partie, la vieille revint tout doucement, la voix mielleuse:
-"Brrr que j'ai froid! Je vois là un bon feu qui va réchauffer mes vieux os...mais je vois une bûche au milieu qui ne flambe pas, va donc me la chercher... Ensuite, tu seras libre. Allez n'aie pas peur, entre bravement dans le feu.
Sans hésiter, le tambour se jeta au milieu des flammes  qui ne lui roussirent même pas un cheveu. Il prit la bûche et la posa devant lui hors du feu. A peine eût-elle touché le sol que la bûche se métamorphosa en la belle jeune fille qui l'avait aidé, mais elle n'avait plus ses vêtements de paysanne: sa robe tissée de soie et d'or, brodée de perles  et de diamants montrait assez qu'elle était une princesse.
Le vieille eut un rire sarcastique: « Ah, Ah, dit- elle au tambour, tu crois que cette fille est à toi, mais tu ne la tiens pas encore.
Elle allait se jeter sur la jeune fille, mais le tambour la saisit à deux mains, la souleva comme une plume et la jeta dans les flammes qui l'engloutirent avec appétit.
La princesse regarda tendrement le beau jeune homme qui avait risqué sa vie pour elle et lui tendit la main.
"Puisque tu as tout risqué pour moi, à mon tour je ferai tout pour toi. Si tu veux me jurer fidélité, tu pourras être un jour mon époux. Nous ne manquerons jamais de rien grâce aux trésors que la sorcière a entassés ici.
Elle le mena dans  la maison où il découvrit des caisses et des armoires pleines d'or d'argent, de bijoux et d'oeuvres d'art. Ils ne prirent que quelques pierres précieuses, car la princesse qui avait assez séjourné sur le Mont de Cristal voulait s'en aller au plus vite.
-Assied toi sur ma selle dit le tambour, nous allons redescendre à la manière des oiseaux.
-Pourquoi prendre cette vieille selle quand je n'ai qu'à tourner le chaton de ma bague  pour nous retrouver à la maison?
-Soit, dit le tambour, mais demande qu'on nous dépose à la porte de la ville.
Ils y furent le temps de pousser un soupir. Le tambour dit alors. Il y a longtemps que je n'ai donné de mes nouvelles à ma famille, je dois aller les voir; attend moi ici, je serai bientôt de retour.
-Ah, dit la princesse inquiète, fais bien attention, si tu embrasses tes parents sur la joue droite, tu oublieras tout ce qui nous est arrivé et moi, je resterai seule, abandonnée aux portes de la ville. -« Comment pourrais-je t'oublier? lui dit tendrement le tambour, et il lui jura de revenir sans tarder.
Il avait tant changé quand il arriva dans sa famille que personne ne le reconnut tout d'abord. Il faut dire que les trois jours qu'il avait cru passer sur le Mont de Cristal avalent été en réalité trois longues années.
Enfin sa mère lui sauta au cou et dans sa joie, il l'embrassa sur les deux joues et il fit de même avec le reste de sa famille. Alors, tous les souvenirs de la princesse et du Mont de Cristal s'évanouirent. Il vida ses poches qu'il trouva avec surprise pleine de pierres précieuses. Les parents, pensant qu'il les avait gagnées à la guerre se demandèrent que faire de toutes ces richesses. Ils firent construire un palais princier,  entouré de jardins, de près et de bois. La mère alors lui choisit un épouse et prépara les noces pour dans trois jours. Le fils tout heureux d'être enfin chez lui fit tout ce que ses parents voulaient.
La princesse, aux portes de la ville attendait son retour. Elle attendit jusqu'au soir, elle attendit jusqu'à la nuit,  et le coeur empli de tristesse, elle comprit qu'il avait embrassé ses parents et l'avait oubliée.
Elle ne voulait pas retourner à la cour du roi son père; elle tourna le chaton de sa bague et souhaita  une hutte au milieu des bois. Chaque soir, elle allait à la ville et passait devant le palais du tambour; il lui arrivait quelques fois de la voir mais il ne pouvait pas la reconnaître; elle entendit un jour des serviteurs dire que ses noces étaient pour le lendemain. Ces mots lui donnèrent assez de courage pour lui faire tenter de retrouver son amour
Le lendemain matin, elle tourna le chaton de sa bague et souhaita une robe couleur de soleil. Elle s'en para et s'en fut au bal. Quand elle entra dans la salle, on s'extasia sur la beauté de sa robe et tout particulièrement, la mariée qui était coquette et n'aimait rien tant que les parures et les beaux vêtements. Elle alla vers la princesse et lui demanda si elle consentirait à lui vendre sa robe.
"Je ne veux pas d'argent répondit la princesse, mais je vous la donnerai si vous me laissez passer la première nuit de vos noces devant la porte de la chambre où dormira votre époux". La fiancée qui désirait la robe plus que tout consentit et versa un narcotique dans la coupe où buvait le jeune homme avant de s'endormir. A peine couché, il tomba dans un profond sommeil.
Quand tout le palais fut silencieux, la princesse entrouvrit la porte d la chambre et chanta
Tambour, tambour, écoute-moi,
Ne te souviens-tu plus de moi?
Souviens-toi de Mont de Cristal
Où je t'ai protégé de tout mal
Ne m'as-tu pas donné ta foi?
Tambour, tambour, écoute-moi.

Peine perdue, le tambour ne s'éveilla pas; au lever du jour la princesse dut s'en aller sans avoir rien obtenu.
Le soir, elle tourna le chaton de sa bague et souhaita une robe couleur de lune et comme la veille, elle vint se montrer à la fiancée qui lui accorda en échange de la robe, la permission de passer cette deuxième nuit devant la porte de la chambre.
Elle lui chanta le même air que la veille. Mais le narcotique était trop fort, le tambour ne s'éveilla pas et toute triste elle regagna sa hutte au milieu des bois.

Mais le fidèle valet du prince avait vu la jeune fille inconnue à sa porte, entendu sa chanson et vu couler ses larmes. Il avaient aussi vu la fiancée verser quelque chose dans sa coupe et raconta tout à son maître.
Le troisième soir,  la princesse tourna le chaton de sa bague et souhaita une robe couleur d'étoiles.
Quand la fiancée la vit arriver, elle perdit toute mesure; elle voulait à tout prix cette robe qui surpassait en richesse et en beauté toutes les autres; la princesse la donna comme les deux autres en échange de la permission de passer la nuit devant la porte du fiancé. Mais le tambour ce soir- là, avait fait attention de ne pas boire dans la coupe; il l'avait en cachette vidée dans une plante verte qui se trouvait là.
Quand le palais fut endormi, il entendit dans le silence, la petite chanson de la princesse. Et cette voix dans le noir, lui fit souvenir de celle invisible, qui réclamait sa petite chemise. Alors la mémoire lui revint : "Malheur, dans ma joie de les revoir j'ai embrassé mes parents sans faire attention. Honteux de son infidélité, il se leva d'un bond et prenant la princesse par la main, il la mena chez ses parents à qui il raconta comment les choses s'étaient passées: "Celle-ci est ma vraie fiancée je commettrais un parjure en épousant l'autre. Les parents donnèrent leur consentement.
Le lendemain, on ralluma les torches, on convoqua les musiciens, on invita parents et amis à revenir et dans la joie on célébra la vraie noce.
Dans la joie de tous, car la première fiancée, avait trois nouvelles robes à porter pour la fête, ce qui lui fit oublier qu'elle avait été évincée.



jeudi 25 février 2016

Le Poète



Gustave MOREAU - Le Poète



Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines
Et fait rêver un soir les cervelles humaines,
Vaisseau favorisé par un grand aquilon,

Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon
Et par un fraternel et mystique chaînon
Reste comme pendue à mes rimes hautaines.

BAUDELAIRE

dimanche 21 février 2016

Savant animal


Au temps de la guerre qui dura cent ans, un jeune homme d’origine incertaine montra tant de bravoure  en combattant l’ennemi, que son capitaine l’arma chevalier et lui offrit un domaine.
Un tout petit fief dont bien des guerriers de meilleure naissance n’auraient pas voulu car on le disait maudit : jadis, on y avait battu à mort des sorcières.
Mais Valérian avait encore besoin d’aventures ; il confia sa terre à la garde de quelques hommes et s’en fut continuer la guerre derrière son capitaine qui était Maréchal du Royaume et compagnon d’une vierge guerrière persuadée que Dieu et tous ses saints lui avaient donné pour mission de sauver le pays et, qui, curieusement, y parvint.  L’équipée dura deux ans, puis le Roi, désireux de faire la paix, abandonna aux mains de l’adversaire, la pucelle qui voulait continuer le combat. Après qu’on l’eut déclarée sorcière et brûlée vive, outré, le Maréchal  qui l’aimait, s’en retourna dans ses terres du bord de mer. Désespéré, il se livra dès lors à la débauche et au crime.
Valèrian l’avait suivi car en dépit de ses vices, le Maréchal était un savant et probablement un des esprits les plus brillants de son temps. Il était alchimiste et l’on disait qu’il fabriquait lui-même sa fortune. Dans le royaume se trouvaient  bon nombre d’autres scélérats et le Maréchal  aurait pu continuer longtemps, s’il n’avait été aussi riche. Or, le Roi avait besoin d’or. Le Maréchal fut pris et condamné à son tour au bûcher. Mais il avait eu le temps de confier à son disciple les grimoires sur lesquels il consignait ses expériences. Valérian se souvint alors de cette terre ingrate et retirée qu’on lui avait donnée. Il alla s’y réfugier.
Il eut du mal à la retrouver. Le maquis avait poussé de telle sorte que du chemin, on ne voyait plus le manoir. Les hommes à qui Valérian avait confié son domaine avaient tous disparu à l’exception d’une sorte de brute  nommée Lahure qui s’exprimait plus en grognements qu’en paroles.
Valérian s’installa ; il commença par aménager dans les souterrains, un laboratoire où il reprit avec ardeur les expériences interrompues. Personne ne l’avait vu revenir ; Lahure ne parlait pas ou si peu, on attribua les étranges lueurs et les explosions qui de temps à autre troublaient le calme du voisinage, au Diable et aux revenants, puisque l’on savait de toute éternité que La Plesse était un lieu maudit où nul n’aurait eu l’idée de s’aventurer.
Que cherchait donc Valérian ? La fortune ? Non… La puissance ? Non plus… Il cherchait… la connaissance. Une immense soif de savoir lui était venue pendant ses apprentissages auprès de son maître. Valérian avait pour ambition de l’égaler. Rien d’autre ne comptait pour lui. Il ne sortait pour ainsi dire jamais de son repère. Lahure  qui sous des dehors de brute était un peu poète cultivait une sorte de potager  où les roses dominaient largement les légumes ; il  braconnait aussi, car il avait le cœur trop tendre pour cuisiner les lapins qu’il élevait. Il préférait prendre au collet des animaux inconnus. Du moins le croyait-il car, lorsque ses clapiers étaient surpeuplés, il relâchait dans la nature leurs occupants. Dans sa grande simplicité, il se félicitait de l’abondance du gibier qui lui permettait d’épargner ses élèves. Quelques poules, une vache, une chèvre suffirent à la frugalité des deux compagnons.
Une ou deux fois l’an, cependant, Valérian se rendait en ville pour y trouver différents ingrédients utiles à ses expériences et aussi pour y prendre le minimum de divertissements indispensables à un homme de son âge. Il avait soin de faire un long détour pour éviter le village qui lui semblait beaucoup trop proche de son antre. Le bourg voisin, redevenu français, n’était pas non plus assez éloigné. Par petites étapes, il poussait jusqu’à l‘évêché où il savait trouver un anonymat qui lui convenait. Cependant il ne put un beau jour, éviter la rencontre du curé  qui l’avait recueilli enfant après que l’ennemi eut massacré ses parents. Il lui avait appris à lire et à écrire et avait éveillé son goût pour l’étude. L’adolescent était désormais un homme et le prêtre un vieillard, mais ils se reconnurent fort bien. Ils eurent une longue conversation au cours de laquelle, le curé doté d’une sorte de pressentiment, mit en garde son pupille contre les éventuels dangers que comportaient ses travaux. Valérian se révolta :
« Pourquoi vous autres, hommes d’église, maintenez-vous toujours les populations dans l’ignorance ? Pourquoi gardez-vous le savoir à votre seul profit ? Quand un laïque devient aussi savant que vous autres, vous le décrétez sorcier et le faites périr sur un bûcher ! »
« Parce que mon cher enfant, pour faire bon usage de la science, Dieu ordonne que l’initié ait une maturité d’esprit égale sinon supérieure à la somme de ses connaissances. Toi même, mon petit, es-tu certain de pouvoir maîtriser tout ce que tu inventes ? »
« Je le crois. »
« Alors, Dieu te protèges, Valérian! Je prierai pour toi. »
Le curé le bénit et pensif, le regarda s’éloigner au petit trot de sa monture.
Cette rencontre troubla Valérian. A chaque nouvelle expérience, il se mit à faire des rêves : un ange ou bien un saint, une émanation de son dieu en tout cas, lui enjoignait de cesser ses recherches et de retourner vivre avec les autres hommes. Mais il était bien trop curieux pour en tenir compte. Les années avaient passé, il atteignait la quarantaine et était loin d’avoir accompli l’œuvre qu’il avait envisagée. En ce temps là, cet âge était déjà la fin de la vie, presque la vieillesse. Aussi Valérian désirait-il entre autres choses, trouver la formule qui, en prolongeant ses jours, lui donnerait un peu plus de temps. Il invoquait Dieu et Diable pour parvenir à ses fins ; mais Dieu, comme d’habitude, n’était pas d’accord.
Une nuit, au milieu du bouillonnement des cornues, des vapeurs multicolores, du grondement de l’alambic et du cliquetis des fioles qui s’entrechoquaient, il y eut une détonation, à la suite de laquelle un liquide visqueux, d’une odeur et d’une couleur passablement répugnantes, s’écoula dans une jatte. Valérian poussa un soupir de satisfaction ; il prit le récipient, le huma, hésita un long moment, le porta à ses lèvres, le reposa, hésita encore, eut un geste fataliste et avala d’un coup la totalité du breuvage.
Il resta un long moment sans bouger, à l’écoute de son corps et de ses réactions, puis il eut une sorte de hoquet, devint tout à tour écarlate et blême, porta les mains au ventre, à la tête. Il  se tordait de douleur. Ses entrailles étaient à vif et sa peau le brûlait atrocement ; il poussa un grand cri et tomba inanimé sur le sol.
Un éclat de rire… qualifions le de sardonique puisque c’est l’usage… un éclat de rire, donc, le ranima. Portant machinalement une main à son visage, il éprouva une étrange sensation. Toute douleur avait disparu, mais le toucher était curieux. Il regarda sa main et eut un léger recul en la découvrant toute poilue ; ses ongles étaient démesurément longs, étroits et recourbés ; ils rentraient et ressortaient des ses doigts à volonté. Ce n’était pas déplaisant. Valérian, se leva et dans un plat d’argent accroché au mur, il vit son reflet éclairé par la flamme rouge de l’alambic. Son reflet ! Ce qu’il voyait ne pouvait être lui, Valérian deLa Plesse !  Il releva sa manche : son avant bras entièrement recouvert de fourrure confirmait hélas, ce que sa main et le plat d’argent lui avaient fait supposer. Il n’avait plus rien d’humain si ce n’est la forme du corps. Il tenait debout, certes, mais il était velu de la tête aux pieds et son visage… Mon Dieu, son visage !…était une combinaison assez réussie du loup, du tigre et du chat persan. Ce qui le déconcerta car des loups il en avait vu certes, mais des chats persans, jamais, et des tigres, encore moins.
Il se remettait progressivement de son désarroi en constatant que son cerveau en tout cas, fonctionnait aussi bien qu’avant, quand il entendit à nouveau  ce rire qui l’avait sorti de sa torpeur. Un homme était assis près de la cheminée. Il portait une ample cape rouge sur un pourpoint noir ; son regard était prodigieusement vif et narquois. Valérian le reconnut aussitôt et regretta de l’avoir tant invoqué. Le Diable lui fit signe de s’approcher :
« Tu n’avais pas prévu ce résultat, n’est-ce pas ? Mon confrère de là-haut t’as bien laissé tomber… Mais moi, je ne déçois jamais qui m’invoque. J’avais bien remarqué que tu faisais des erreurs de dosage, mais rien n’aurait pu t’arrêter… Alors, j’ai fait pour le mieux : tu es vivant, tu as gardé ton intelligence… Brillante ! Il eut été dommage d’en priver le monde ! Quand à ton apparence, certes, elle effrayera les âmes sensibles, mais il y a pire ! Et puisque tu voulais du temps pour continuer tes recherches, je te fais don de l’immortalité. Mais attention : tu es désormais invulnérable aux maladies, à la vieillesse, mais pas aux accidents. Alors, gare aux chasseurs et aux explosions !
Valérian poussa un soupir de soulagement ; il se disait qu’avec du temps, il arriverait bien à composer une mixture qui lui rendrait son aspect normal. Mais un des métiers du Diable est de lire dans les pensées :
« Non, non, Valérian, tu n’y arriveras pas ! Je t’ai prévenu : gare aux explosions ! Ton immortalité va de pair avec ta nouvelle apparence… sauf… »
« Sauf quoi ? »
« Sauf si tu rencontres un amour sincère et partagé. La femme qui t’aimera pour toi-même et tel que tu es, te rendra ton apparence d’homme. Bien sûr, tu redeviendras mortel par la même occasion. Ah ! Un détail… si tu venais à périr dans ta peau de bête, ton âme m’appartiendrais ; c’est bien normal, après tout, je t’ai sauvé la vie. »
Sur ces mots le Diable disparut à travers l’alambic, laissant Valérian abasourdi.
Il lui fallut peu de temps pour récupérer ; il envisagea tous les aspects de sa nouvelle situation et, naturellement optimiste, il y vit plus d’avantages que d’inconvénients. Puisque il sortait peu de La Plesse et ne fréquentait jamais personne, il n’avait qu’à continuer. Restait Lahure, son seul compagnon à qui il allait falloir faire accepter sa nouvelle apparence. Ce qui ne fut pas trop compliqué. Le valet était passablement abruti, il avait la vue basse, il aimait les animaux, alors, avec l’aide de Satan, il vit à peine la différence.
Un siècle s’écoula… un peu plus, même…
Valérian travaillait tout le jour et une grande partie des nuits. Il lui arrivait de sortir, de préférence par les soirs sans lune. On déplorait alors, dans les villages avoisinants, la disparition d’adolescents. On ressortait les vieilles légendes : le loup-garou, les vampires, les goules… Certains, qui avaient entrevu Valérian, même s’ils n’en croyaient pas leurs yeux et se promettaient à l’avenir de mettre un peu plus d’eau dans leur piquette, accréditaient ces contes. Une bête terrifiante et diabolique rôdait dans le secteur. On interdisait aux enfants et aux jeunes gens -qui n’en tenaient pas compte-, de sortir après le coucher du soleil. On organisait aussi des battues, sans grand résultat et quand enfin, on parvenait à massacrer un loup plus grand que les autres, on déclarait la bête vaincue. Ce qui donnait à Valérian quelques années de répit ; le temps qu’une génération grandisse et meure, puis tout recommençait. On redoutait d’approcher La Plesse.
Que faisait Valérian des enfants qu’il capturait ? Suivait-il le funeste exemple de son maître le Maréchal ? Mangeait-il de la chair humaine ? Les sacrifiait-il à Satan en disant des messes noires ? Les utilisait-il pour d’irracontables expériences ? Pas du tout ! Valérian avait tout simplement besoin de personnel !
Un matin, Lahure n’avait pas répondu à son appel et Valérian l’avait trouvé, mort de vieillesse, dans l’écurie. Il aurait du bien évidemment, demander pour lui aussi l’immortalité, mais on ne peut penser à tout, et Satan, surnommé avec raison le malin, s’était bien gardé de le lui proposer. Il serait volontiers resté seul, mais l’affolement des chevaux à sa vue, lui donna une idée des difficultés qu’il allait rencontrer. Il enterra son domestique et comme il n’avait rien pris depuis son réveil, il chercha de la nourriture ; mais la vache refusa de se laisser traire, il ne trouva jamais où les poules cachaient leurs œufs, seul, un bouc qu’il n’avait jamais remarqué le regardait d’un œil narquois. A quoi pouvait bien servir ce bouc ? Il s’en fut dans le potager et ramassa quelques légumes ; il ne savait pas plus les cuisiner qu’en faire pousser d’autres. Valérian était homme de guerre et savant, il ignorait tout des tâches ménagères. Comment remplacer Lahure ? il se voyait mal, tel qu’il était devenu, aller dans une foire et engager servantes et valets. Le bouc qui le suivait pas à pas, grattait le sol du sabot pour se faire remarquer. Valérian lui trouvait une ressemblance avec quelqu’un et ne trouvait pas qui. Alors il entendit ce rire qui l’avait réveillé après sa malencontreuse expérience et le bouc prit la parole :
« Vas-tu enfin me reconnaître ? Aies confiance en moi, Valérian, je n’ai jamais laissé mes amis manquer d’aide ou d’argent, tu devrais le savoir ! » Il eut un rire assez pareil à un bêlement et disparut.
Ca et là, apparurent des gnomes qui prirent leur service auprès de Valérian. Ils mirent de l’ordre dans la maison, firent la cuisine et l’aidèrent au laboratoire. Mais ils faisaient peur aux animaux et aux plantes qui dépérissaient. Plutôt  que demander encore de l’aide au Diable, Valérian préféra capturer des adolescents dans le voisinage. Passé le premier moment d’effroi, les jeunes gens n’étaient pas malheureux. Ils étaient logés,  vêtus et nourris mieux qu’ils n’auraient pu l’espérer en restant dans leurs familles ; aucun interdit ne pesait sur leur comportement, garçons et filles dormaient avec qui et où bon leur semblait et toute naissance était la bienvenue. Toutefois, si Valérian  croyant bien faire, prenait soin de porter gants et masque pour n’effrayer personne, cela ne lui donnait pas l’air plus rassurant. Il gardait dans sa mémoire les paroles de Satan et s’il fut parfois tenté de changer son immortalité contre un amour sincère, cela n’arriva jamais. Si certaines des jeunes filles qu’il enleva devinrent ses maîtresses, ce fut toujours pour des robes ou des bijoux, voire de l’or, jamais en tout cas pour sa personne. Lui n’en aima aucune.
Il arriva que certains de ses prisonniers tentèrent de s’enfuir; mal leur en prit ! Loin d’être accueillis à bras ouverts par leur famille, ils furent rejetés, arrosés d’eau bénite et enfermé au couvent dans le meilleur des cas, percés d’un pieu ou brûlés vifs dans le pire. Pour ces gens simples, superstitieux  et soumis au clergé, il valait mieux avoir un enfant assassiné dont  le fantôme rôde autour de la maison, que de voir revenir bien vivant une rejeton qui avait commercé, fut-ce contre son gré avec un animal diabolique.
Le fait arriva peu ; les jeunes gens étaient dans l’ensemble plutôt satisfaits de leur nouvelle condition. Au bout de quelques années de service, Valérian dotait largement ceux qui le désiraient à la condition qu’ils partent au loin et ne révèlent jamais ce qu’ils avaient vu à La Plesse. Satan aidait à les persuader et tous savaient que le silence était le seul moyen d’éviter le bûcher. Beaucoup préféraient rester et vieillir paisiblement au service d’un maître somme toute peu exigeant. Cependant tous étaient mortels et Valérian de loin en loin devait renouveler ses expéditions nocturnes  et contribuer à entretenir dans les esprits la croyance au Loup Garou.
Les mois, les années passèrent, un siècle environ s’écoula, peut-être un peu plus jusqu’au jour, au petit jour même, où Valérian rentrant bredouille d’une tournée de recrutement, trouva dans ses taillis, évanouie, trempée et à-demi morte de faim, la plus jolie créature qu’il eut rencontré depuis longtemps. Il la prit délicatement dans ses grands bras poilus et l’emporta dans son repaire. Il fit apprêter pour elle la moins froide et la moins sinistre des chambres du manoir et tandis qu’on la couchait, il s’en fut préparer pour elle une potion réconfortante. La jeune fille dormit deux jours entiers. De temps à autre la servante qui veillait sur elle lui faisait absorber un peu de bouillon additionné de la mixture de Valérian. Lui,  se regardait tristement dans les vitres et craignait, même portant son masque, de l’effrayer. Dès qu’elle commença de se ranimer, il fit placer entre elle et lui, un paravent. Il possédait une belle voix grave dont il avait pu déjà éprouver la séduction. Par un regard ménagé dans le paravent,  il guettait le réveil de sa belle. Etait-il amoureux déjà ? sans doute , bien qu’il ne songea pas à se l’avouer. Se souvenait-il des propos du Diable tandis qu’il contemplait la jeune fille endormie ? Probablement pas !
Cependant, sans en être conscient,  il désirait se faire aimer, aussi avait-il soigné son apparence autant que celle de la chambre. Mais depuis plus d’un siècle qu’il vivait reclus dans son manoir, il n’avait guère la notion des modes de son temps. Quand elle ouvrit les yeux, Arabelle eut un moment de surprise angoissée. Valérian la regardait revenir à la vie ; il y avait bien longtemps qu’il n’avait contemplé un être aussi ravissant. La décrire ? pourquoi ? Les héroïnes de contes sont toujours faites à ravir. Jamais elles n’ont le nez rouge ou les cheveux gras, aucun bouton mal placé ne dépare leur doux visage et Arabelle était faite ainsi avec en plus des cheveux noirs et de grands yeux violets. Valérian, quand il l’avait ramassée avait bien vu qu’elle était belle, mais à la voir s’animer, il la trouvait plus belle encore .
Elle murmura en ouvrant les yeux et d’une voix évanescente les paroles traditionnelles et peu originales : « Où suis-je ? ».
Elle se croyait seule et eut un mouvement de surprise en entendant une gorge mâle émettre de derrière le paravent une sorte de toux. Le pauvre monstre qui n’avait plus que sa voix pour se faire apprécier avait tant son émotion était grande, trouvé le moyen de s’enrouer. Il parvint finalement à retrouver la parole et put articuler :
« A La Plesse, demoiselle, mon nom est Valérian et vous êtes la bienvenue dans mon domaine. »
Et voilà ! Encore une belle éplorée qui s’éveille au milieu d’un conte, dans une demeure inconnue et sinistre, peuplée d’êtres inquiétants.  Donc, passons sur les banalités et voyons un peu le pedigree de la belle Arabelle : elle était fille d’un châtelain de la province voisine qui, désirant la marier au mieux de ses intérêts, à lui, l’avait contrainte à fuir le couvent qui la menaçait en cas de refus. Valérian lui demanda si cette union contrariait un autre amour.
« Non pas du tout, répondit la jeune fille… »  mais après avoir vu son prétendant et compris qu’elle n’avait d’autre choix que ce benêt maladif ou le service de Dieu, elle avait préféré l’aventure risquée d’un fuite en pleine nuit, sans bagage sauf un peu de nourriture vite épuisée. Elle avait marché, marché, à en user ses petits souliers trop fragiles pour cette équipée. Aussi, pieds nus, elle avait continué sa route, sans trop savoir où elle allait, évitant les habitations de crainte d’être reprise, jusqu’à tomber à-demi morte de faim et d’épuisement dans les taillis qui gardaient La Plesse. Et le scientifique, l’esprit fort qui doutait de Dieu et fréquentait le Diable, le libertin qui prenait le plaisir où et quand il s’offrait, s’attendrissait au récit de la belle et de ses malheurs. Il était en train de tomber amoureux et en oubliait de noter un fâcheux entêtement, un non moins fâcheux sens de l’indépendance et un esprit de décision peu souhaitable chez une jeune fille. Ces traits de caractère qui l’avaient conduite jusqu’à lui pourraient tout aussi bien l’emmener plus loin, mais il n’y pensait même pas.
A son tour, il se présenta ; comme un savant, vivant retiré pour donner tout son temps à la science. Il lui dit également, ce qui était presque la vérité, qu’un malencontreux accident, dû à une erreur de manipulation, l’obligeait à se montrer masqué, du moins jusqu’à ce que ses blessures se cicatrisent. Arabelle accepta l’explication et Valérian  osa sortir de l’abri du paravent.
Il ajouta que personne ne venant jamais à la Plesse, le refuge était sûr et que son hospitalité n’avait aucune limite dans la durée.
La fugitive s’installa ; on lui procura une garde-robe et tout ce dont elle estimait avoir besoin. Comment, puisque personne ne sortait jamais du manoir ? Voyons, Valérian  avait de l’aide et son principal allié se divertissait fort de l’aventure. Il faut dire que la sérénité avec laquelle le seigneur du lieu avait accepté sa transformation l’avait un peu déçu. Le Diable aime qu’on se rebiffe, qu’on se débatte ; les gens raisonnables l’ennuient. L’arrivée d’Arabelle dans la vie de son protégé allait mettre un peu de piment dans cette histoire qui commençait à devenir lassante.
La jeune fille pour sa part, était ravie de sa nouvelle existence. Pour la première fois, elle avait une maison à diriger, assistée d’une domesticité étrange mais attentive à satisfaire ses moindres désirs et à lui épargner tout tracas. Soumise à la règle du lieu, elle ne pouvait pas plus que les autres sortir de l’enceinte formée par les douves. Valérian n’avait eu aucune interdiction à formuler ; il lui avait suffit d’expliquer où se trouvait La Plesse par rapport au château de son père, pour ôter à Arabelle toute envie de franchir le pont-levis qui au reste, n’était jamais baissé. Les terres du vieux despote n’étaient pas réellement voisines, mais assez proches tout de même pour que le risque existât qu’elle soit reconnue et reconduite de force à sa famille et à son désastreux prétendant. Puis elle avant entrepris, avec l’accord de son hôte d’aménager le parc et le manoir, d’y mettre un peu de gaieté et de fantaisie, ce qui lui donnait de l’occupation pour plusieurs mois, voir pour plusieurs années.
Valérian qui depuis longtemps n’avait fait aucune expédition nocturne, était enchanté de cette nouvelle présence. Dans l’ensemble, ses gens se plaisaient à son service et ne demandaient qu’à vieillir chez lui, à l’abri du besoin et n’ayant à exécuter que des besognes peu contraignantes. Les corvées les plus dures étant réservées à une autre domesticité, il était, sa bizarre apparence mise à part un maître assez plaisant.
La maturité venant, il se préoccupait moins d’agrémenter ses nuits, aussi avait-il laissé tranquillement vieillir les dernières servantes qu’il avait capturées ; elles étaient désormais plus âgées que lui, -qui ne vieillissait pas-,  et se comportaient plus en nounous bougonnes qu’en vieilles maîtresses délaissées. La nouvelle venue apportait un peu de jeunesse dans cette maison étrange. Elle était jolie, gaie, pas sotte et avait l’art de se concilier les valets aussi bien que le maître. Sans doute aurait-elle pu avoir quelques difficultés avec le personnel féminin, mais le diable veillait et aplanissait les difficultés.
Du temps passa… Une si jeune fille aurait dû s’ennuyer mortellement dans cette demeure sinistre, peuplée de monstres et de vieillards, où aucun visiteur ne s’aventurait jamais, mais Arabelle avait le cerveau plus gros qu’un pois chiche et savait s’occuper. La transformation du manoir, de son parc, du potager, lui prenait une bonne part de son temps. La bibliothèque en outre, était aussi bien garnie qu’on pouvait le souhaiter à cette époque ; Arabelle lisait beaucoup. Et puis, désirait-elle s’essayer à la musique, tous les instruments et partitions nécessaires se trouvaient par miracle à sa disposition. Elle se crut un jour du talent pour la peinture ; elle trouva dans sa chambre, chevalet, papier et  couleurs ;
Mais sa vraie passion était au jardin : elle cultivait, récoltait, herborisait. Ensuite, elle confectionnait confitures, liqueurs, potions et onguents de beauté. Valérian, surpris et de plus en plus conquis la conseillait et lui enseignait ce qu’elle désirait savoir des vertus des plantes. Il lui fit installer à côté des cuisines un laboratoire où elle pouvait se livrer à des expériences dont il s’assurait discrètement qu’elles étaient inoffensives.
Elle eut bientôt des animaux. Valérian avait deux chevaux qui ne servaient pas à grand-chose, puisque de Terregaste on n’allait nulle part. Arabelle s’était bien demandé comment on pouvait se procurer tant de choses sans jamais se rendre en ville. Et puis un jour elle avait aperçu un personnage mince et furtif, toujours vêtu d’une cape noire laissant entrevoir un pourpoint rouge sombre. Il apparaissait, se rendait sans saluer personne dans l’antre de Valérian où semblait-il, il était le seul à être admis ; puis il disparaissait et on ne le voyait plus, parfois pendant plusieurs semaines. Elle décida qu’il était une sorte de coursier,  en quoi elle ne se trompait pas tant. Pratique, elle prit l’habitude de faire des listes qu’elle remettait à Valérian, un peu interloqué tout de même de la manière dont elle acceptait le mode de vie en usage dans sa maison.
Donc, les deux alezans vieillissaient paisiblement dans un pré en compagnie d’une vache qui fournissait en laitages toute la maisonnée. De temps à autre, Arabelle en faisait seller un  et faisait au pas le tour du domaine. Mais aux promenades, elle préférait de beaucoup les soigner et les nourrir. Elle dit un soir au dîner sa sympathie pour les ânes et l’un d’eux vint compléter le cheptel. Nullement concerné par la vie de pré et d’écurie, le baudet la suivait pas à pas. Une chèvre vint bientôt le rejoindre, suivie d’une demi-douzaine de chats. Elle entreprit en outre et avec succès d’apprivoiser une chouette et un hérisson, orphelins arrachés aux mains des valets qui prétendaient leur éviter définitivement une vie hasardeuse. Un soir, après le passage du « commissionnaire »,  Valérian lui offrit une épagneule blanche et rousse aux immenses yeux noirs. Arabelle et Thisbé ne firent plus un pas l’une sans l’autre. Et ainsi le temps passait sans que jamais les jours ne semblent longs.
Elle était désormais chez elle, faisait ce qu’elle voulait, allait où bon lui semblait, avec cependant une restriction : elle ne devait jamais, sous aucun prétexte pénétrer dans l’aile qui abritait dans ses caves le laboratoire du maître de La Plesse. Non pas qu’il y fit des choses qu’elle ne devait pas connaître, mais c’était le seul endroit où il pouvait circuler sans gants et sans cagoule. Vous pouvez bien vous imaginer qu’il ne fallut pas longtemps à notre héroïne pour être démangée du désir intense d’aller voir ce qui se passait par là. Elle résista pourtant assez longtemps.
Il lui fallut bien une année pour trouver singulières ces blessures qui ne guérissaient pas. Comment un homme aussi savant ne parvenait-il pas à trouver un remède pour activer la cicatrisation ?
Un soir, au dîner, elle eut un choc : Valérian avait fait un accroc à ses gants. Il avait beau se rogner les griffes le plus souvent possible, elles repoussaient toujours aussi acérées et ce soir-là, l’une d’elles était passée au travers de la fine peau d’agneau qui était censée les dissimuler. Il ne s’était aperçu de rien. Arabelle en revanche était fascinée par ce qu’elle avait vu. Elle n’en montra rien, mais son envie d’aller voir ce qui se passait dans l’aile interdite devint impérieuse.
Elle y céda par un après-midi maussade. Impossible d’aborder le jardin détrempé ; elle avant tenté de lire, de peindre, de chanter mais elle ne pouvait fixer son attention ailleurs que sur la partie secrète du manoir. Elle était seule, aucune servante, aucun valet n’était en vue, personne ne faisait attention à elle. Elle s’engagea à travers les salles et les longs corridors faiblement éclairés qui menaient au laboratoire. Cette partie de la demeure avait gardée l’ambiance indéfinissable et sinistre qui émanait de l’ensemble de la maison lors de son arrivée. Son cœur battait ; elle était oppressée. Sans avoir vraiment peur, elle redoutait ce qu’elle allait découvrir. De plus, elle avait conscience d’enfreindre une interdiction et n’osait penser aux conséquences de cette désobéissance : bien que doux et courtois, l’être avec lequel elle vivait pouvait certainement se montrer redoutable. Elle avait entendu parler de sorciers, des procès qu’on leur intentait et les activités occultes du maître des lieux, le secret qu’il entendait garder sur sa personne et son domaine,  et son étrange acolyte qui apparaissait et disparaissait sans qu’on put savoir par où il était entré ou sorti, tout cela, elle l’imaginait, pouvait bien avoir affaire avec la magie, voire la sorcellerie. Ce mystère jusque ici l’arrangeait bien : ni son père ni quiconque n’aurait eu l’idée de venir la chercher là. Mais à cet instant, suivie de sa chienne et d’une petite chatte tigrée, chaque pas faisait battre son cœur plus vite.
Parvenue devant la lourde porte de chêne qui la séparait des révélations attendues autant que redoutées, elle n’osa pas frapper. Des odeurs inconnues s’échappaient de l’endroit ; un mélange de camphre, de souffre, d’encens et d’ammoniaque la prenait aux narines. Les bruits qui lui parvenaient étaient non moins bizarres : des souffles puissants et rythmés, des gargouillis de liquides en ébullition, des moiteurs… elle mit son œil au trou de la serrure qui était fort large et vit, dans la fumée et la vapeur, des alambics, des cornues, des récipients de cuivre et de verre coloré aux formes étranges, émettant des lueurs effrayantes et des bruits incongrus. Et au milieu de tout cet attirail, debout sur ses pattes arrières et s’affairant, une bête… oui, une bête comme elle n’en avait jamais vue… une bête aux yeux verts, aux moustaches de chat, coiffée d’une énorme crinière rousse et des mains… des mains ou des pattes ?... si adroites en tout cas, en dépit de longues griffes recourbées et qui maniaient les fioles avec une inimaginable délicatesse.
Etait-ce Valérian, cet être qui transvasait dans un vase vert un liquide bleu ?
Un éclair jaillit accompagné d’une détonation et d’une horrible puanteur soufrée. La chatte s’enfuit, la queue doublée de volume par la terreur . De surprise, Arabelle s’évanouit après avoir poussé un faible cri… que le chercheur absorbé par ses expériences n’entendit pas. Quelques instants plus tard, son attention fut attirée par un ronflement sonore. Il fit attentivement le tour de ses installations pour localiser sans y parvenir, ce bruit insolite. Finalement, il dut se rendre à l’évidence, le ronflement ne venait pas de ses préparations : il se situait derrière la porte, qu’il s’en fut ouvrir.
Il découvrit avec stupeur, blottie contre sa maîtresse évanouie, la petite épagneule, qui un instant inquiète, avait choisi de faire une sieste en attendant la suite des évènements. Elle avait le nez court et ronflait en dormant avec une puissance accrue par l’angoisse.
Bouleversé premièrement à la vue de la belle privée de sens, il ne put s’empêcher de pester intérieurement contre la curiosité des femmes dont la nature n’avait pas privé sa protégée.
« Nous voilà bien ! »,  pensait-il tout en lui tapotant les joues pour la ranimer. Ce qui n’était pas simple : il devait prendre garde à ses griffes qui auraient pu la blesser. Puis il craignait sa frayeur et son dégoût quand elle découvrirait que celui qui peu à peu étant devenu son ami, son confident, son mentor était aussi celui qui habitait cette apparence redoutable.
Tout en la secouant et lui faisant respirer des sels d’ammoniaque, il lui parlait, l’exhortant à ne pas s’effrayer. C’est au son de cette voix, connue et rassurante, qu’Arabelle ouvrit les yeux dans les bras de cette bête qui lui avait fait une peur bleue. Tremblante, elle cherchait à voir celui qu’elle ne faisait qu’entendre. Mais hélas, il n’y avait personne auprès d’elle que la créature abominable qui lui prodiguait des soins somme toute, délicats.
-« Quelle horreur ! », murmura-t-elle avant de refermer les yeux, espérant perdre à nouveau connaissance et se réveiller dans un monde plus conforme au bon sens. Hélas ! Arabelle n’était pas une mauviette et ne parvint pas à s’évanouir à nouveau. Elle allait devoir affronter la réalité aussi absurde et terrifiante qu’elle soit. Valérian était bien malheureux : il avait entendu le soupir de répulsion et se demandait ce qu’il allait advenir d’eux à présent. Comment Arabelle pourrait-elle accepter de vivre avec un monstre qui lui inspirait une telle épouvante. Elle voudrait fuir La Plesse, c’était plus que certain.
L’épouvantée, de son côté, réfléchissait intensément ; son envie était grande de quitter le domaine. Oui mais, pour aller où ?que deviendrait-elle ? où trouver refuge ? Rassemblant son courage, elle ouvrit les yeux et regarda le monstre en face. Certes, la surprise l’avait terrifiée au point de lui faire perdre connaissance, mais au fond l’apparence du sire de La Plesse n’avait rien de répugnant ; terrible, affolant, effrayant, mais pas repoussant. Beaucoup moins à tout prendre, que l’être falot que son père lui avait choisi pour époux.
Elle avança sa main pour toucher la crinière qui auréolait le chef de Valérian et ne la trouva pas si rêche. De ce poil bien soigné émanait une chaude odeur d’animal en bonne santé, agrémentée d’un rien de lavande. Depuis qu’Arabelle vivait avec lui, il prenait grand soin de sa personne. Surpris de cette caresse inattendue, il n’osait plus bouger, craignant de lui faire peur à nouveau. Il faut dire que naguère, ses servantes-maîtresses, même accoutumées à une certaine intimité, évitaient de le toucher ou de le contempler trop longtemps, ce dont il se fichait pas mal. Ses sens apaisés, il préférait retourner à ses cornues et à ses éprouvettes plutôt que de s’attarder en tendresses superflues. Mais la jeune fille l’examinait avec une attention de plus en plus bienveillante et lui ne pouvait pas savoir à quel point son regard était touchant : ses yeux félins, son museau de fauve exprimaient un désarroi mal accordé avec la puissance qui émanait  de toute sa personne. Arabelle émue, avait envie de le consoler, de le rassurer. Et la chienne, plus curieuse qu’intimidée, reniflait les grosses pattes griffues  et risquait une langue affectueuse sur l’énorme truffe pas si différente au fond de la sienne. Son manège fit rire sa maîtresse et cette soudaine gaîté dénoua toutes les tensions.

La vie reprit à La Plesse avec une légèreté nouvelle ; Valérian n’avait plus à se cacher, seul, le Diable enrageait. Car Valérian perdait ses poils !
Oui, c’était là le signe certain de l’amour naissant d’Arabelle pour son monstre.
Satan avait toujours pensé qu’un jour ou l’autre, une expérience malencontreuse viendrait à bout de son suppôt et le rendrait enfin propriétaire de son âme. Et voilà qu’il s’était trouvé une fille assez folle pour aimer d’amour une Bête savante et poilue. Car ces deux-là s’aimaient, rien ne permettait d’en douter. Pourtant, Valérian empêtré dans sa terrifiante apparence, osait à peine toucher sa belle… qui commençait à trouver les nuits bien longues. Il lui fallait agir…
Elle passa un jour entier à compulser ses grimoires ; un autre jour à confectionner un vin d’herbes. Elle dut encore attendre plusieurs semaines, le temps qu’il infuse. Enfin le soir arriva où elle posa sur la table un flacon dans lequel étincelait une liqueur émeraude et de senteur épicée. Le dîner achevé, elle en emplit deux coupes ; ils burent les yeux dans les yeux.
Le résultat ne tarda guère ; Arabelle n’eut pas le temps de regagner ses appartements ; devant le feu, sur une peau d’ours, son amoureux eut raison de tous ses scrupules et de la vertu de son amoureuse.
Quand au petit matin, elle passa la main dans la fourrure contre laquelle elle s’était endormie, elle eut encore une surprise : la Bête qu’elle aimait avait disparu. A ses côtés reposait un homme, un bel homme certes… mais rien qu’un homme….

mercredi 17 février 2016

La jeune fille en deuil

Une jeune fille était inconsolable : elle avait perdu sa mère et ne cessait de regretter tantôt les bons moments passés avec elle, tantôt les disputes, tantôt les nombreuses fois où elle ne l’avait pas aidée.
Et elle pleurait, pleurait, pleurait…
Un jour que toute en larmes elle traversait la forêt, elle rencontra une vieille femme toute courbée sous un fagot trop lourd. Alors en souvenir de sa mère elle prit sur elle le fagot et accompagna la vieille jusqu’à sa cabane.
Et là- c’est classique me direz-vous- la cabane se changea en palais et la vieille devint fée.
Toujours classique, hein ! pour remercier la jeune fille la fée lui accorda un vœu….c’était une fée radin, en principe, c’est trois… mais bon !
La jeune fille n’avait qu’un désir : revoir sa mère au moins une fois pour lui demander pardon.  Aussitôt elle monta en Paradis où tout le monde vivait heureux, chantait, dansait, jouait, se régalait de toutes sortes de bonnes choses. Seule une vieille marchait courbée sous le poids de deux seaux débordant d’un liquide saumâtre. La jeune fille reconnût sa mère.
« Oh ! ma mère, tout le monde ici vit en paix, tout le monde se réjouit, pourquoi toi seule reste à la peine ? »  et elle se mit à pleurer…

« Cesse un peu ma fille,  dit la mère irritée ;  ce sont tes larmes que je porte dans ces seaux ! Et tant que tu pleureras je devrai les vider et il n’y aura ni paix ni joie pour moi ! »

Les Chouchous