Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

jeudi 31 octobre 2013

On n'y coupe pas à cette date


Ceux qui l'ont déjà lu... révisez en pensant à ceux qui viennent ici pour la pour la  première fois...
 Jack à la lanterne


Il y avait en Irlande autrefois, un sale type nommé Jack. Il était méchant, brutal, sale, avare, voleur, menteur, ivrogne, fourbe et s’il vous vient à l’idée d’autres défauts, vous pouvez les ajouter à la liste : il ne lui en manquait aucun !
Un soir d’automne, comme il en avait l’habitude, Jack traînait au pub au lieu de rentrer chez lui. Il avait déjà bu pas mal et n’avait pas l’intention d’en rester là, seulement il n’avait plus d’argent ou du moins, il n’avait plus l’intention d’en dépenser. Au fond de la salle, assis dans un coin sombre, un étranger observait. L’aubergiste n’avait pas plus envie de continuer à servir Jack que ce dernier d’arrêter de boire. Jack furieux devenait violent et menaçait de tout casser quand l’inconnu se leva et jeta de la monnaie sur le comptoir :
-« Allons, allons, mes amis, ne gâchons pas la soirée pour quelques pièces ! »-
Le ton était aimable mais la voix grinçante et le personnage qui venait de parler assez inquiétant ; noir de poil, le teint basané, les yeux étrangement luisants sous des sourcils épais, son costume de riche étoffe noire et rouge tranchait sur la pauvreté du lieu. L’aubergiste, qui aurait bien voulu fermer servit bien à contre cœur, deux verres ; Jack fut le seul à vider le sien. Quand il eut fini, il en voulut un autre et un autre, et encore un autre ; toujours l’inconnu payait.
Derrière les vitres, le jour avait disparu ; il faisait noir dehors.
-« Ne croyez-vous pas, mon cher Jack, dit l’étranger, qu’il serait temps de rentrer chez vous ? »-
La voix pâteuse, Jack réclama encore un verre qui lui fut refusé :
-« Quand on n’a pas d’argent, mon ami, il faut savoir se modérer. »-
-« Que le Diable m’emporte, gémit l’ivrogne, pourquoi suis-je si pauvre ? »-
L’étranger ricana :
-« Il ne tient qu’à vous… Vous pourriez avoir tout l’argent que vous voulez… Pendant un an ! »-
-« Un an ? Tout l’argent que je veux ? Que faut-il faire ? »-
-« Pas grand’ chose… Simplement signer ce papier… »-
Jack ne savait pas lire mais il était rusé et pas encore assez saoul pour avoir perdu la mémoire : un étranger qui propose de l’argent contre une signature… On lui avait déjà raconté cette histoire ! N’importe, quel que soit cet étranger, il n’allait pas berner le vieux Jack…
-« Et avec quoi faut-il signer ? »-
-« Cette pointe de couteau fera l’affaire. »-
-« Avec laquelle je prendrai un peu de sang à mon poignet ? »-
-« Tout juste ! »-
-« Vous avez dit un an ? »-
-« Allons Jack, tu m’as reconnu ! Pendant cette année tu auras tout l’argent dont tu auras besoin ; mais dans un an, jour pour jour… »-
-« Je devrai vous suivre ? »-
-« C’est cela même ! »-
Jack s’accorda une minute de réflexion :
-« D’accord, dit-il, je signe si vous m’offrez encore un verre. »-
-« C’est que… je n’ai plus rien sur moi… »-
-« Vous voulez rire ! Riche comme vous êtes ? Je ne peux pas le croire ! »-
-« Si pourtant… » et le Diable retourna ses poches ; il n’imaginait pas avoir affaire à pareil ivrogne et n’avait pas emporté assez de monnaie.
-« Tant pis, ricana Jack, si je ne bois pas je ne signe pas ! »-
-« C’est bon, signe ! »-
Et le Diable lui fit servir encore un verre. Terrorisé, l’aubergiste ne se demanda même pas comment il allait être payé ; pendant qu’il verse, Jack se pique le poignet et fait une croix sur le parchemin. Dans le même temps, le Diable saute sur le comptoir et se transforme en pièces de monnaie ; plus rapide encore, Jack les rafle et les fourre dans son sac dont la fermeture est en forme de croix.
Voilà le Diable prisonnier qui s’agite et se débat comme lui-même ; le sac saute et fait des bonds ; Jack rigole et siffle son verre pendant que Satan étouffe et implore pour qu’on le sorte de là. Le rusé se frotte les mains :
-Je vous ouvre si vous me donnez un an de plus. »-
Bien obligé, le Diable consent et, à peine hors du sac, disparaît au grand soulagement de l’aubergiste qui met Jack à la porte. Après une soirée comme celle là, le pauvre homme a besoin de repos !
La nuit est tout à fait tombée, le vent souffle et pour trouver le chemin de sa maison dans le noir, Jack allume une bougie qu’il place dans une rave creuse qui lui sert de lanterne.
Bien entendu, pendant deux années, Jack mène sa vie de mauvais sujet.  Un soir d’automne, il se rend au pub comme il en a l’habitude, mais devant la porte,  le Diable qui ne se soucie pas de lui payer encore un verre, lui barre le passage :
-« Allons Jack, c’est l’heure ! »-
-« Déjà, fait-il l’air résigné, c’est bon ! Allons. »-
Et voilà Jack et le Diable sur la route qui mène en enfer. Ils passent devant un pommier ; quelques pommes sont restées, tout en haut de l’arbre. Jack soupire :
-« J’aimais tellement les pommes ; ça m’aurait fait plaisir d’en manger une dernière. »-
-« Si tu veux », dit le Diable, bon prince.
Et Jack se met à sauter pour attraper les pommes qui sont trop hautes. Le Diable ne se plaît pas trop sur terre ; il est pressé de regagner l’enfer, il s’impatiente :
-« C’est bientôt fini, cette comédie ? »-
-« Elles sont trop hautes ; vous voyez bien que je n’y arrive pas ! Vous feriez mieux de m’aider. »-
Alors le Diable lévite jusqu’aux plus hautes branches, tend la main vers une pomme… Pendant ce temps, Jack a sorti son couteau et sur le tronc, il trace une grande croix.
Le Diable hurle ; le voilà prisonnier dans les branches du pommier ! Alors commence une nouvelle négociation et le Diable achète sa liberté au prix de dix ans de vie supplémentaire pour Jack.
Qui, incorrigible, recommence à rôder, à mentir, à voler, à boire, à boire surtout : à boire comme un trou. Il n’était plus tout jeune, Jack, quand il a rencontré le Diable. La vie déréglée, les excès de boisson l’avaient usé ; avant que les dix ans soient écoulés, un soir d’hiver qu’il avait encore trop bu, il tomba dans un fossé. Sa lanterne roula et s’éteignit de sorte que personne ne le remarqua. Il gela fort cette nuit là et Jack en mourut.
Sa vilaine âme monta jusqu’à Saint Pierre qui le renvoya en enfer. Mais une fois là, le Diable voyant le bonhomme arriver bien avant l’échéance du contrat crut à une nouvelle ruse et refusa tout net de le laisser entrer. Jack remonta au paradis plaider sa cause mais Saint Pierre sévère, le renvoya :
-« Mon pauvre ami, puisque même Satan ne veut pas de toi, tu n’as plus qu’à retourner sur terre pour  y attendre  le jugement dernier ; ce jour là, on reverra ton cas. »-
Tout penaud, Jack retourne sur terre ; passant devant la porte de l’Enfer, il demande qu’au moins on lui donne une braise pour rallumer sa lanterne. Le Diable lui aurait donné n’importe quoi pour le voir s’en aller ; une braise, ce n’était pas grand’ chose !

Depuis, sa lanterne à la main, Jack arpente les routes la nuit, entre octobre et novembre, ne sachant pas où s’arrêter.
Pendant les grandes famines, quand les Irlandais partirent en masse vers l’Amérique, Jack avec eux monta sur un  bateau. En débarquant, il perdit sa lanterne qui tomba à la mer. Il erra pendant longtemps dans les rues sans lumière, puis un jour, il vit sur un marché, de gros fruits oranges, bien plus beaux que les raves de son pays natal. Il vola une citrouille, la creusa ; dans une église, il piqua un cierge et c’est avec cette nouvelle lanterne qu’il est revenu chez nous.
Dans la dernière nuit d’octobre si quelqu’un frappe à votre porte, s’il porte une lanterne faite dans une citrouille, n’hésitez pas : donnez lui des bonbons ! Sinon, il pourrait bien vous jeter un sort…

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