Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

dimanche 15 septembre 2013

Le jardin du temps - JG Ballard , traduction Elisabeth Gille

Vers le soir, à l’heure où l’ombre gigantesque de la villa palladienne emplissait la terrasse, le comte Axel quitta sa bibliothèque, descendit le vaste escalier rococo et s’alla promener parmi les fleurs du temps. Très droit dans son veston de velours noir, l’or de son épingle à cravate brillant sous sa barbe à la George V, une main gantée de blanc serrant avec raideur le pommeau de sa canne, il contemplait sans émotion les exquises fleurs de cristal tandis que résonnaient et vibraient à travers les pétales translucides les notes d’un rondo de Mozart que sa femme jouait sur sa harpe dans la salle de musique.
De la terrasse, le jardin s’étageait en pente douce jusqu’au lac miniature qu’enjambait un pont blanc, jusqu’au pavillon gracile qui s’élevait sur l’autre rive, à deux cent mètres environ. Axel s’aventurait rarement aussi loin que ce lac, car les fleurs du temps poussaient pour la plupart dans un petit bosquet, juste au-dessous de la terrasse à l’abri de la haute muraille qui encerclait la propriété. De la terrasse, il apercevait, par-dessus le mur, la plaine qui déroulait ses ondulations jusqu’à l’horizon où elle s’élevait légèrement avant de basculer en pente abrupte et de disparaître à la vue. La campagne entourait la maison de tous côtés ; aride et grise, elle faisait ressortir la solitude et la magnificence dorée de la villa. Ici, dans le jardin, l’air paraissait plus vif, le soleil plus chaud, alors que dans la plaine tout paraissait toujours terne et lointain.
Comme il en avait coutume chaque soir avant d’entreprendre sa promenade, le comte Axel dirigea son regard vers l’endroit où les dernières ondulations de la plaine se confondaient avec l’horizon ; le soleil pâlissant l’éclairait à la façon d’une scène de théâtre. Sans cesser d’écouter les notes grêles du rondo de Mozart que dispensaient les mains gracieuses de sa femme, il vit que les premières colonnes d’une immense armée se déplaçaient lentement dans le lointain. Ces longues files semblaient progresser en bon ordre, mais, en y regardant de plus près, on s’apercevait, comme dans un paysage de Goya aux détails obscurcis, que l’armée se composait d’une foule nombreuse, confuse, hommes et femmes mêlés, additionnée de quelques soldats vêtus d’uniformes en loques, qui déferlait sur la plaine en vastes cohortes désorganisées. Certains peinaient sous de lourds fardeaux suspendus à leur cou par des cordes grossières, d’autres traînaient péniblement de pesantes charrettes de bois, agrippant de leurs mains maladroites les rayons des roues, d’autres encore marchaient seuls, mais tous allaient au même pas, le soleil éphémère illuminant leurs dos courbés.
Cette foule qui s’avançait était presque trop éloignée pour être visible, mais sous le regard même d’Axel, qui l’observait sans y prendre apparemment beaucoup d’intérêt, elle avança, devint perceptible : l’avant-garde d’une immense horde apparut, se détachant sur l’horizon. Enfin, au moment où s’éteignaient les dernières lueurs du jour, où les colonnes avancées atteignaient la crête du premier repli de terrain en dessous de l’horizon, Axel quitta la terrasse et descendit parmi les fleurs du temps.
Ces fleurs mesuraient près de deux mètres ; leurs tiges élancées, semblables à des baguettes de verre, portaient une douzaine de feuilles jadis transparentes, à présent givrées par leurs veines fossilisées. A l’extrémité de chaque tige s’épanouissait une fleur du temps, de la taille d’un gobelet, aux pétales extérieurs opaques refermés sur le cœur de cristal. Leur éclat adamantin miroitait sur mille facettes, le cristal semblait drainer l’air de sa lumière et de son mouvement. Les fleurs se balançaient légèrement dans la brume du soir, elles luisaient comme des épieux couronnés de flammes.
Beaucoup de tiges ne portaient plus de fleurs, et le comte Axel les examina toutes soigneusement, cherchant d’autres bourgeons avec, de temps en temps, une lueur d’espoir au fond des yeux. Enfin il choisit une grande fleur sur la tige la plus proche du mur, ôta ses gants, et, de ses doigts robustes, la brisa.
Tandis qu’il reprenait le chemin de la terrasse, la fleur qu’il tenait à la main jetait mille feux et se décomposait peu à peu, car la rupture avait libéré la lumière prise au piège dans le calice. Le cristal se dissolvait graduellement, seuls les pétales extérieurs restaient intacts, et l’air autour d’Axel devenait vif et brillant, chargé de rayons obliques qui s’évasaient dans le soleil blêmissant. D’étranges décalages transformaient provisoirement le soir, altéraient subtilement ses dimensions de temps et d’espace. Le portique obscurci de la maison, lavé de la patine des siècles, se dessinait avec une curieuse blancheur spectrale comme une chose qu’on se rappelle brusquement dans un rêve.
Levant la tête, Axel jeta un coup d’œil par-dessus le mur. Seule la ligne d’horizon était encore éclairée par le soleil, et la foule, qui quelques instants plus tôt couvrait presque un quart de la plaine, avait reculé jusque là, brusquement rejetée par une inversion de la marche du temps, et paraissait à présent stationnaire.
Dans la main d’Axel, la fleur s’était contractée, réduite à la taille d’un dé de verre, les pétales se resserraient autour du cœur qui se dissolvait. Une dernière étincelle clignota, puis s’éteignit, et Axel sentit la fleur fondre entre ses doigts comme une goutte de rosée glacée.
Le crépuscule encerclait la maison, balayait la plaine d’ombres allongées, l’horizon se confondait avec le ciel. La harpe s’était tue et les fleurs du temps, ne vibrant plus sous l’averse de notes légères, semblaient dans leur immobilité une forêt embaumée.
Pendant quelques instants, Axel les regarda, comptant les fleurs qui restaient, puis il alla accueillir sa femme qui traversait la terrasse dans sa longue robe de brocart bruissant sur les dalles :
« Quelle belle soirée, Axel. » Elle parlait avec conviction, comme si elle eut remercié personnellement son mari de cette ombre étirée qui recouvrait la pelouse et de ce crépuscule brillant. Elle avait un visage intelligent et serein, des cheveux argentés, ramassés en chignon sur la nuque et retenus par ne agrafe en pierreries. Le décolleté de sa robe révélait un cou élancé, un menton superbe. Axel lui dédia un regard empreint de tendresse et de fierté. Il lui offrit son bras et ils redescendirent ensemble dans le jardin.
« Cette journée est une des plus longues de l’été, dit-il, et il ajouta : J’ai cueilli une fleur parfaite, ma chérie, un joyau. Avec un peu de chance, elle devrait durer plusieurs jours. » Une ombre passa sur son front ; involontairement il jeta un coup d’œil vers le mur. « J’ai l’impression à présent qu’à chaque fois ils approchent. »
Sa femme lui adressa un sourire encourageant et resserra son étreinte sur son bras.
Ils savaient tous les deux que le jardin du temps se mourait.
Trois jours plus tard (délai qui correspondait à ses calculs mais non à son espoir secret) le comte Axel cueillit une autre fleur dans le jardin du temps.
En regardant par-dessus le mur, il s’était aperçu que l’armée recouvrait à présent toute une moitié de la plaine ; elle formait d’un bout à l’autre de l’horizon une ligne ininterrompue. Un moment, il avait cru entendre des bruits de voix fragmentaires portés par l’air vide, un murmure confus ponctué de gémissements et de cris, mais il s’était rapidement persuadé que tout cela n’existait que dans son imagination. Heureusement, sa femme pinçait à ce moment là les cordes de sa harpe et les riches contrepoints d’une fugue de Bach déferlaient sur la terrasse, masquant tous les autres sons.
Entre la villa et l’horizon, la plaine se divisait en quatre renflements aux vastes ondulations dont chaque crête était clairement visible sous les rayons obliques du soleil. Axel s’était promis qu’il ne les compterait jamais, mais leur nombre était trop réduit pour passer inaperçu, d’autant qu’il délimitait nettement la progression de l’armée. Déjà l’avant-garde avait dépassé la première crête et se rapprochait de la seconde ; le plus gros de la foule se pressait derrière elle, masquant la crête et l’immense arrière-garde qui s’étirait jusqu’à l’horizon. En regardant à gauche et à droite du corps central, Axel put saisir l’amplitude apparemment sans limites de cette armée. Ce qu’il avait pris au premier abord pour la masse centrale n’était qu’une colonne avancée, pareille en tout point à d’autres tentacules qui progressaient à travers la plaine. Le véritable centre n’avait pas encore émergé, mais à en juger par le rythme de l’extension, Axel calcula qu’au moment où il finirait par atteindre la plaine il en recouvrirait chaque centimètre carré.
Il chercha des yeux des machines ou des véhicules quelconques, mais l’ensemble était toujours aussi amorphe et confus. Il n’y avait pas de bannières, pas d’étendards, pas de mascottes ou de piquiers. Tête basse, la multitude avançait, indifférente au ciel.
Soudain, à l’instant même où Axel allait se détourner, l’avant-garde apparut au sommet de la seconde crête et se déversa sur la plaine. La distance incroyable qu’elle avait couverte pendant qu’elle se trouvait hors de vue le stupéfia. Les silhouettes avaient doublé de taille et se distinguaient nettement.
A la hâte, Axel descendit dans le jardin, choisit une fleur du temps et en brisa la tige. Puis il remonta sur la terrasse en la tenant à la main.  Lorsque la lumière qu’elle contenait se fut échappée et que la fleur se fut transformée sur sa paume en une perle gelée, il regarda de nouveau dans la plaine et constata avec soulagement que l’armée avait reculé jusqu’à l’horizon.
Puis il se rendit compte que l’horizon s’était rapproché, ou plutôt que ce qu’il avait pris pour l’horizon était en fait la première crête.

En allant rejoindre la comtesse pour leur promenade du soir, il ne lui dit rien de tout cela, mais elle ne se laissa pas tromper par son apparente désinvolture et elle fit de son mieux pour dissiper son inquiétude.
En descendant l’escalier, elle désigna du doigt le jardin du temps. « Quelle merveille, Axel. Il reste encore tant de fleurs. »
Axel hocha la tête, souriant en lui-même de cet effort pour le rassurer. L’emploi qu’avait fait sa femme du mot « encore »révélait qu’inconsciemment elle sentait la fin proche. Des centaines de fleurs qui poussaient autrefois dans le jardin, il en restait à peine dix ou douze et encore plusieurs n’avaient-elles pas dépassé le stade de bourgeons… seules trois ou quatre étaient en plein épanouissement. Ils descendirent vers le lac. La robe de la comtesse bruissait sur la gazon frais, et Axel se demandait s’il cueillerait d’abord les fleurs les plus grosses ou s’il les garderait pour la fin. A proprement parler, mieux valait accorder aux bourgeons le plus de temps possible pour leur permettre de pousser et de s’épanouir, et cet avantage serait perdu si, comme il le désirait, il préservait les fleurs les plus grosses en prévision de l’assaut final. Il savait bien, toutefois, que sa décision n’avait guère d’importance : le jardin ne tarderait pas à mourir et les bourgeons avaient besoin, pour accumuler leurs noyaux de temps comprimé, d’un délai beaucoup plus long qu’il n’en disposait. De son existence entière, jamais il n’avait observé en eux le moindre symptôme de croissance : ils restaient toujours pareils à eux-mêmes ; quant aux fleurs épanouies, il les avait toujours vues ainsi.
Traversant le lac, Axel et sa femme allèrent contempler leur image dans l’eau noire et paisible. La pavillon les abritait d’un côté, la haute muraille du jardin de l’autre, ils apercevaient la villa dans le lointain, et le comte Axel se sentait en sûreté, la plaine avec cette multitude qui l’envahissait lui faisait l’effet d’un cauchemar dont il se fut réveillé. Il passa son bras autour de la taille lisse de sa femme et la serra affectueusement contre son épaule, pensant tout à coup qu’il ne l’avait pas étreinte depuis plusieurs années, quoique leur vie eût été éternelle et que le jour où il l’avait emmenée dans cette villa fût présent dans son esprit comme si cet événement datait de la veille.
« Axel, demanda sa femme avec une brusque gravité. Avant que le jardin ne meure… me permettrez-vous de cueillir la dernière fleur ? »
Comprenant le sens de sa requête, il inclina lentement la tête.
Les jours suivants, il cueillit une à une les fleurs qui restaient, ne laissant intact qu’un petit bourgeon qui poussait juste en dessous de la terrasse et qu’il destinait à sa femme. Il les choisit au hasard, refusant de les compter ou de les rationner, brisant deux ou trois tiges à la fois quand le besoin s’en faisait  sentir. La horde avait atteint à présent la seconde et la troisième crêtes : c’était toute une humanité en marche qui masquait l’horizon. De la terrasse, Axel distinguait clairement les lourdes cohortes qui descendaient d’un pas pesant dans le creux précédent la dernière crête, et parfois des bruits de voix lui parvenaient auxquels se mêlaient des cris de colère et des claquements de fouets. Les charrettes de bois tanguaient violemment sur leurs roues mal équilibrées en dépit des efforts de leurs conducteurs qui s’appliquaient de leur mieux à les contrôler. Pour autant qu’Axel pût s’en rendre compte, il n’y avait pas un seul membre de cette multitude qui eût une idée de la direction générale. On eut dit, plutôt, que chacun se mouvait droit devant soi, les yeux fixés sur les talons de la personne qui le précédait, et que seul cet enchaînement déterminait l’orientation de l’armée toute entière. Axel espéra vaguement que le véritable centre, loin en dessous de l’horizon, emprunterait une direction différente et que peu à peu la foule modifierait sa route, qu’elle se détournerait de la villa et refluerait loin de la plaine comme une marée descendante.
L’avant-dernier soir, quand il cueillit la fleur du temps, les premières colonnes étaient parvenues en haut de la troisième crête et déjà dévalaient l’autre flanc. En attendant la comtesse, il regarda les deux fleurs qui restaient, deux petits bourgeons qui, au soir du lendemain, leur donneraient à peine quelques minutes de répit. Les tiges de verre des fleurs mortes élançaient dans les airs leurs raides cohortes, mais le jardin était nu.
La matinée suivante, il la passa tranquillement dans sa bibliothèque, à sceller les plus précieux de ses manuscrits dans les cases aux couvercles de verre entre les galeries. Il arpenta lentement la salle des portraits, polissant soigneusement chaque tableau,  puis il mit de l’ordre sur son bureau et referma la porte derrière lui. Pendant l’après-midi, il s’activa dans les salons, aidant discrètement sa femme à nettoyer les ornements, à redresser les vase et les bustes.
Le soir venu, à l’heure où le soleil descendait derrière la maison, ils étaient las, couverts de poussière et ne s’étaient pas adressé la parole depuis le matin. Comme sa femme se dirigeait vers la salle de musique, Axel la rappela.
« Ce soir, lui dit-il d’un ton égal, nous cueillerons chacun une fleur. Une fleur pour chacun. »
Il ne jeta qu’un coup d’œil rapide par-dessus le mur. L’armée était à moins d’un kilomètre et le grondement monotone de la foule en loques, dominé par des cliquetis de métal ou des claquements de lanières, progressait vers la maison.
Très vite, Axel cueillit sa fleur, un bourgeon à peine plus gros qu’un saphir qui luisait faiblement dans sa main. Le tumulte, au-dehors, s’apaisa un instant, puis reprit.Se bouchant les oreilles, Axel contempla sa villa, compta les six colonnes du portique, regarda le disque argenté du lac qui, de l’autre côté de la pelouse, reflétait dans sa vasque les dernières lueurs du soir, mesura du regard les ombres qui se mouvaient entre les arbres élancés et s’étiraient sur l’herbe épaisse. Il s’attarda sur le pont où sa femme et lui s’étaient promenés main dans la main pendant de si nombreux étés…
« Axel ! »
A l’extérieur, le tumulte était assourdissant ; mille voix rugissaient à vingt ou trente mètres à peine. Une pierre vola au-dessus du mur et atterrit parmi les fleurs du temps, brisant des tiges fragiles. La comtesse courut vers son mari, alors même qu’un vague humaine déferlait contre la muraille. Une lourde tuile tourbillonna dans les airs au-dessus de leurs têtes et alla s’acraser sur une fenêtre de la serre.
« Axel ! » Il l’enlaça, redressant sa cravate de soie que son geste avait dérangée.
« Vite, ma chère, la dernière fleur ! » Il  lui fit descendre les marches et traverser le jardin. Saisissant la tige entre ses doigts couverts de bagues, elle la brisa et abrita le bourgeon dans ses mains en coupe.
Le tumulte s’apaisa légèrement et Axel reprit son sang-froid. A la vive lumière émise par la fleur, il vit les yeux effrayés de sa femme. « Tenez-la aussi longtemps que vous le pourrez, ma chérie, jusqu’à ce que le dernier grain se meure. »
Ils se tenaient côte à côte sur la terrasse, la comtesse serrait le joyau agonisant et dans l’air qui se refermait sur eux le vacarme renaissait. La foule martelait les lourdes grilles de fer et sous cette attaque massive la villa toute entière tremblait            .
Quand la dernière lueur se fut éteinte, la comtesse éleva les paumes vers le ciel comme pour libérer un oiseau invisible, puis dans un dernier sursaut de courage, prit les mains de son époux et lui adressa un sourire aussi éclatant que le fleur évanouie.
« Oh ! Axel ! » cria-t-elle.
Comme une épée, l’obscurité fondit sur eux.

Jurant et suant, les dernières colonnes de la horde atteignirent les vestiges de la muraille qui encerclait le domaine dévasté, hissèrent leurs charrettes par-dessus et les traînèrent le long des sillons de boue séchée qui avaient été jadis une allée soigneusement ratissée. La ruine, tout ce qui restait d’une villa spacieuse, interrompit à peine leur flot incessant. Le lac était vide, encombré d’arbres pourrissants, enjambé par un pont rouillé. Les mauvaises herbes infestaient la pelouse devenue prairie, recouvraient les sentiers et les dalles de pierre sculptée.
La majeure partie de la terrasse s’était écroulée, et la horde coupa droit à travers le jardin, négligeant la villa en ruine, mais un ou deux hommes plus curieux que les autres allèrent fouiller dans les décombres. Les portes pourries ne tenaient plus à leurs gonds, les planchers s’étaient effondrés. Dans la salle de musique, quelques clefs gisant encore dans la poussière, attestaient la présence d’une ancienne harpe transformée en petit bois pour le feu. Sur les étagères de la bibliothèque, il ne restait plus un seul livre, les portraits avaient été lacérés et des cadres dorés jonchaient le sol.
A mesure que les envahisseurs arrivaient plus nombreux, ils escaladaient la muraille en plusieurs points sur toute sa longueur. Jouant des coudes, plusieurs trébuchèrent dans le lac asséché, se hissèrent sur la terrasse, traversèrent aveuglément la maison en direction des portes ouvertes de la façade nord.
Un seul endroit soutint sans faiblir l’assaut de la vague infinie. Juste en dessous de la terrasse, entre ce qui restait du balcon et de la muraille, poussait un épais buisson d’épineux haut de deux mètres. Les feuillages hérissés de piquants formaient une masse impénétrable, et les soudards la contournaient soigneusement, à cause surtout de la belladone entrelacée aux branches. La plupart d’entre eux étaient trop occupés à se frayer un chemin parmi les dalles retournées pour regarder, au centre du buisson, les deux statues de pierre qui, côte à côte, contemplaient le domaine du haut de leur monticule. La plus grande représentait un homme barbu, en col dur, une canne sous le bras ; la plus petite, une femme en longue robe aux plis amples dont le calme et fin visage avait résisté aux intempéries. Elle serrait légèrement dans sa main gauche une rose unique aux pétales si délicats qu’ils en étaient presque transparents.
La soleil qui se couchait derrière la maison émit un rayon oblique ; perçant à travers une corniche effondrée, il alla frapper les pétales de la rose et se réfléchit sur les statues, tandis que l’espace d’un instant, sa lueur fugace prêtait à la pierre grise l’aspect d’une chair vivante évanouie de longue date.








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