Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

vendredi 17 septembre 2010

YAQUEQUAM (fin)


Depuis que le village avait Yaquequam pour chef, tout le monde était heureux, chacun mangeait à sa faim. Mais le sorcier qui était un ami de l’ancien chef était comme lui un agent des mauvais esprits. Yaquequam le surveillait et l’empêchait d’exercer se maléfices. Bien sûr, tout le monde était heureux, tout le monde avait à manger, mais il est bien rare que sur tout un village, on ne trouve pas une poignée de mécontents. Le sorcier allait partout, insinuant :
« Mais d’où vient ce jeune homme ? Qui est-il ? Quelqu’un connaît-il sa famille ? Il est trop jeune pour être notre chef ! Et pourquoi le chef n’est-il pas quelqu’un de notre village ? »
Tout le monde aimait Yaquequam, mais on commençait à oublier la faim et la misère, alors certains dirent :
« C’est vrai, mais que faire ? Ses pouvoirs magiques sont grands ! »
Alors le sorcier confia aux mécontents une flèche qu’il avait préparée à sa manière :
« Attendez la nouvelle lune ; vous le frapperez avec cette flèche et il mourra. »
Yaquequam n’ignorait rien du complot, mais il ne voulait pas punir le village pour quelques traîtres ; il ne fit rien. Alors, quand la nouvelle lune arriva, les mauvais hommes tuèrent le bon chef. A peine leur forfait accompli, ils furent saisis d’angoisses et affolés et au lieu de brûler le cadavre selon la coutume, ils le jetèrent dans le fleuve. Puis tout le village replia les tentes et s’enfuit.
Ils ignoraient que Yaquequam était né au fond des eaux et que sa mère y vivait encore ; ils ne se doutaient pas que dans l’eau, Yaquequam allait retrouver la vie.
Quand il sentit les petits poissons lui mordiller les orteils, il leur dit :
« Hé, arrêtez ! Qu’est-ce que vous faites ? Vous voulez me manger ? »
« Mais non ! Nous voulons juste te réveiller pour que tu puisses retourner sur terre. »
Yaquequam nagea jusqu’à la surface et atteignit la rive à l’ancien emplacement de son village ; il vit que tout le monde était parti et dut suivre les traces pendant plusieurs jours. A chaque campement, il trouvait des morts, tantôt trois, tantôt sept, ou encore neuf :
« On dirait que ça va mal pour eux ! » pensa-t-il.
Enfin, il aperçût la tribu. Loin en arrière, une vieille femme lourdement chargée suivait avec difficulté. Elle avait la tête et les jambes enveloppées d’écorces. C’était sa grand-mère :
« Grand-mère, pourquoi pertes-tu une si lourde charge ? N’as-tu pas de chevaux, ni de travois ? »
« Qui ose m’appeler grand-mère ? Vous avez tué mon petit-fils, vous m’avez tout pris et vous m’avez transformée en bête de somme ! »
Yaquequam se plaça devant elle, alors elle le reconnut.
« Pourquoi tous ces cadavres grand-mère, partout où vous avez passé ? »
« Ah ! Quel malheur mon garçon ! Chaque jour des malades, chaque nuit des morts ! Et le sorcier qui ne fait rien ! »
« Qui te fait porter, grand-mère, une si lourde charge ? »
« C’est ce maudit sorcier ! Il nous a tous réduit à la misère mais il s’acharne sur moi. Chaque soir, quand j’ai dressé ma tente, il la prend et m’empêche d’y rentrer. Et moi, seule dans l’obscurité je ne sais plus où aller dormir. Il défend aux chasseurs de me donner du gibier et chaque jour un peu plus, je meurs de faim »
« Laisse ton fardeau grand-mère ; poursuis ton chemin et ce soir, installe ta tente comme d’habitude. Je te rejoindrai le moment venu. »
La vieille fait comme son petit-fils lui a dit, et comme chaque soir, le sorcier vient la tourmenter. Alors, Yaquequam surgit, empoigne le mauvais homme, le traîne jusqu’à la rivière et lui maintient la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il soit noyé. Les autres villageois honteux et effrayés courent se cacher. Mais Yaquequam ne voulait pas se venger ; il leur dit de rentrer dans leurs tentes et pour la première fois depuis longtemps, il n’y eut pas de morts cette nuit là.
Le lendemain matin, les hommes brûlèrent la tente du sorcier ainsi que tous ses biens y compris son sac magique. Puis ils tinrent conseil et demandèrent à Yaquequam d’y assister. Les voilà tous assis en cercle dans la tente, la tête penchée sur la poitrine ; un vieux guerrier, le plus sage du village, estimé de tous, se lève ; il jette sur le feu une poignée d’herbes odorantes dont la fumée parfume la tente ; il étend ses mains sur la fumée, puis les croise sur sa poitrine et entonne un chant sacré que tous reprennent avec lui. Quand le chant est fini, il se tourne vers Yaquequam :
« Chef, regarde-nous ! La tristesse habite nos cœurs, la cendre couvre nos têtes ; nous sommes devenus impurs. Aussi, tous, guerriers et jeunes gens allons peindre nos faces, enfourcher nos chevaux et prendre le sentier de la guerre afin de nous purifier. Nous te prions de protéger nos femmes et nos enfants jusqu’à notre retour. »
Yaquequam leva les bras et prononça ce discours :
« Guerriers, je suis venu dans votre village ! Je vous ai délivré de votre mauvais chef et j’ai vécu quelque temps parmi vous. Je suis parti et revenu pour tuer votre sorcier qui était lui aussi un mauvais homme, vous le savez. Mais il vaut mieux que nos chemins se séparent. Vous partez sur le sentier de la guerre et je ne vous accompagne pas ; pourtant mon cœur sera près de vous dans les combats. Je resterai avec vos femmes et vos enfants, comme vous me l’avez demandé, jusqu’à ce que vos éclaireurs paraissent sur la colline annonçant votre retour. Soyez heureux sur le sentier de la guerre ! Puissiez-vous trouver toujours de bons terrains de chasse et des campements bien abrités ! Puissiez-vous être épargnés par la faim et les maladies ! Protégez vos cœurs afin que nulle mauvaise pensée ne s’y glisse. N’oubliez pas le Soleil, l’Eau et les autres puissances de la Nature dans vos sacrifices. Je vous tends la main une dernière fois ; nous ne nous verrons plus mais je ne serai jamais sourd à votre appel. Ce que ma bouche vous dit, mon cœur le ressent ! Adieu ! »
Quand les guerriers revinrent, Yaquequam conduisit sa grand-mère avec lui dans la profondeur des eaux. C’est là qu’il vit désormais avec elle et ses parents.

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