Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

vendredi 30 octobre 2009

LE COUP DU POEME-

Le jeune homme, la main frissonnante en sa blonde crinière s'assit, puis d'une voix ferme:
-Garçon, de quoi écrire!
... Il commençait à se faire tard, et déjà, des mazagrans piquaient de leur note brune émise la blondeur des vermouths.
- Voilà, monsieur, acquiesça le garçon.
Le jeune homme saisit une plume fébrile et traça ces mots sur l'albe papyrus:
"C'est l'heure ssainte
de l'absinthe
Je vais me la payer
Sans bourse délier
Cela grâce au stratagème
Connu sous le nom de Truc du Poème."
Et comme le garçon s'informait de quel toxique s'abreuvait notre ami:
-Une absinthe - gomme! commanda ce dernier.
Et ce dernier (puisque dernier il y a) continua d'inscrire:
"On dit que l' absinthe perd nos fils
Garçon, tout de même une absinthe Pernod fils
Avec un peu de gomme
Et plus vite que ça mon bonhomme!"
Le poète huma son breuvage, le rehuma jusqu'à ce qu'il n'en fut plus question; puis ressaisissant sa plume:
"Diantre! ici ça sent une cuisine
Semblable à celle que ma cousine
(Je m'en souviens encore!)
Mijota dans le Périgord!"
D'un airain sonore, il heurta le marbre de la table.
-Garçon, le menu!
-Voici, monsieur.
Mais le jeune homme, sans jeter un regard sur la carte, se remettant à écrire:
"Garçon, apportez-moi la nomenclature
De votre nourriture."
Et la petite fête se poursuit de plus belle.
A chaque plat qu'on lui apporta (et on lui en apporta!), le jeune homme composa - lapidairement- des poèmes relatifs, et, avouons-le, adéquats.
Sur la fin:
"Allumez un autodafé
Pour bien chauffer mon café,
Accompagnez-le d'une belle eau-de-vie.
Que chacun l'envie!"
Puis, il griffona d'autres vers, et se levant brusquement:
-Garçon, fit-il, veillez à ce qu'on ne touche pas à mes papiers.
-La main sur le coeur, s'engagea le garçon.
Le jeune homme sortit, de l'allure un peu pressée du monsieur qui va revenir.
Il ne revint point.
Et, plus tard, beaucoup plus tard, quand le patron sentit luire l'atroce vérité, il se décida à prendre connaissance du poème abandonné dont voici la fin:
"Mon vieux patron,
J'avais pas l'rond!
Excuse mon stratagème,
Puisque c'est à toi que je dédie ce poème,
Maigre consolation."

Alphonse ALLAIS

jeudi 29 octobre 2009

Autre conte tiré d'Athénée

Du temps des Grecs deux soeurs disaient avoir
Aussi beau cul que fille de leur sorte;
La question ne fut que de savoir
Quelle des deux dessus l'autre l'emporte.
Pour en juger un expert étant pris,
A la moins jeune il accorde le prix,
Puis l'épousant lui fait don de son âme;
A son exemple un sien frère est épris
De la cadette, et la prend pour sa femme.
Tant fut entre eux à la fin procédé,
Que par les soeurs un temple fut fondé
Dessous le nom de Vénus belle-fesse.
Je ne sais pas à quelle intention;
Mais c'eût été le temple de la Grèce
Pour qui j'eusse eu plus de dévotion.

LA FONTAINE

mercredi 28 octobre 2009

LE VILLAGEOIS QUI CHERCHE SON VEAU

Un villageois, ayant perdu son veau,
L 'alla  chercher dans la forêt prochaine.
Il se plaça sur l'arbre le plus beau,
Pour mieux entendre, et pour voir dans la plaine.
Vient une dame avec un jouvenceau.
Le lieu leur plaît, l'eau leur vient à la bouche,
Et le galant, qui sur l'herbe la couche,
Crie, en voyant je ne sais quels appas:
"O dieux! que vois-je! et que ne vois-je pas!"
Sans dire quoi: car c'étaient lettres closes.
Lors le manant les arrêtant tout coi:
"Homme de bien, qui voyez tant de choses,
Voyez-vous point mon veau? dites-le moi."

LA FONTAINE 

mardi 27 octobre 2009

CONTE TIIRE D' ATHENEE

Axiochus avec Alcibiades,
Jeunes, bien faits,galants et vigoureux
Par bon accord, comme grands camarades,
En même nid furent pondre tous deux.
Qu'arrive-t-il? l'un de ces amoureux
Tant bien exploite autour de la donzelle,
Qu'il en naquit une fille si belle
Qu'ils s'en vantaient tous deux également.
Le temps venu que cet objet charmant
Put pratiquer les leçons de sa mère, 
Chacun des deux en voulut être amant;
Plus n'en voulut l'un ni l'autre être père.
"Frère, dit l'un, ah! vous ne sauriez faire
Que cet enfant ne soit vous tout craché.
-Parbleu, dit l'autre, il est à vous compère:
Je prend sur moi le hasard du pêché."

 LA FONTAINE

lundi 26 octobre 2009

Les deux voisines

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Il y avait une fois deux voisines dans un village : l’une qui était riche, et regardante, et dure au monde ; l’autre qui était de petits moyens, mais qui avait le cœur comme un morceau d’or.
Certain soir, un mendiant passa. Il se présenta à la porte de la riche, et elle, elle la lui ferme au nez, sans même un «Dieu vous assiste, pauvre homme ! »
Il se présente chez l’autre, qui n’avait pas grand’ chose, mais qui trouve à lui servir une écuellée de petit-lait et une grande tranche de pain bis. Elle met du bois au feu, elle dit qu’elle va préparer un lit avec des draps dans le foin.
« Merci de votre bon cœur, pauvre femme. Je repars sans coucher, merci. Mais vous, dites : que souhaiteriez-vous en votre maison, quelle chose, dites-moi, pour avoir meilleur vivre ?
-Je n’ai pas mauvais vivre. J’ai à peu près tout mon content. Alors, faut-il demander davantage ?
- Pauvre femme, vous aurez votre récompense.

« Ce que ferez sitôt levée,
Le ferez toute la journée »

Il dit, il disparaît dans la nuit du chemin.
Le lendemain, à son lever, la bonne femme ne pensait plus guère à ce dire. L’idée lui vint de mesurer un mouchoir de toile qu’elle avait. Elle voulait voir s’il y avait là de quoi se faire un béguin pour ses bons jours.
Elle tend ce mouchoir du bout de ses doigts jusqu’à la saignée du bras, comme font les femmes qui mesurent une étoffe… Mais quelle affaire : la voilà qui continue à mesurer, à mesurer ; la toile, sous ses mains, continue à se faire toile, à se faire toile, se roule d’elle-même en pièce de cent aunes ; et après cette pièce une autre, après cette autre, une autre. Et ainsi tout le long du jour.
Le soir, la maison était pleine jusqu’au plancher de ces pièces de toile, et qui dirait que la moindre valait ses vingt pistoles ne mentirait pas d’un seul sou.
La pauvre bonne femme aurait de la toile à sa suffisance jusqu’à la fin de son âge : de quoi se vêtir, de quoi vendre et de quoi donner.

Au village, on vit les uns chez les autres. Avant la nuit, chaque maison savait ce qui était arrivé, et touts les femmes étaient venues voir ces pièces de toile tombées du ciel par le don du bon pauvre.
La voisine enrageait. Avoir perdu une telle aubaine ! D’envie, elle en aurait séché comme un morceau de bois.

Trois jours après, comme elle n’avait pas décoléré encore, sur le soir elle entend toquer à sa porte.
Elle va ouvrir.
C’était le pauvre qui repassait.
« Entrez, pauvre, le bon pauvre. L’autre soir, j’ai tant regretté ! J’avais trop d’affaires dans la tête : la lessive que j’avais manquée, une poule qui va faire son œuf chez la voisine ; tout pour me donner de l’humeur… J’aurais voulu vous faire l’accueil, pourtant… »

Tout un flot de paroles et tout un train de va-et-vient pour recevoir le pauvre. Elle casse des œufs contre le bord de la table, met la tourtière au feu, coupe une belle tranche de jambon, et en attendant le dîner, elle verse au pauvre un grand coup de vin blanc. Mais c’était un donnant-donnant. Voilà du vin, de l’omelette et du jambon : j’attend ma récompense. Autrement, le cœur y était-il ?
Ce souper servi, elle offre au pauvre la chambre à four, le lit à couette de plume.
« Femme, dit le pauvre, votre récompense, vous l’aurez.

« Ce que ferez sitôt levée,

Le ferez toute la journée ! »



Ha, entendant cela, qu’elle était aise ! Et elle n’allait pas s’amuser à auner de la toile, elle, ou bien à mesurer des boisseaux de froment. Compter des pièces d’or, oui ! Quelle fontaine ç’allait être, quel flot de pièces d’or !
Sûr et certain, Le mendiant avait prouvé ses pouvoirs… Ce serait ! c’était comme fait déjà. La femme se voyait dame de château, blanchissant sa soupe chaque matin de trois cuillerées de crème, - elle aurait pu le faire, mais ne le faisait pas, - mettant sur semaine sa robe des dimanches et trônant dans le premier banc de l’église. Les voisines, au village, en crèveraient d’envie.

On peut dire qu’elle ne dormit guère, cette nuit-là. Toujours surveillant ses carreaux, - est-ce qu’ils n’allaient pas blanchir ? et attendant le jour à paraître.
Enfin, le coq chanta.
Puis le jour se leva.
Ha, si elle se saisit de sa bourse à ce moment.
Elle s’apprêtait à faire couler le premier louis d’or, quand, par malcontre, une puce la pique à l’oreille. D’instinct, elle y porte la main : il lui faut se gratter, et tâcher d’attraper la puce.
Les paroles du pauvre homme eurent leur effet du coup :

« Ce que ferez sitôt levée,

Le ferez toute la journée ! »



Naquirent et jaillirent sous les doigts de la femme non pas des louis d’or, mais des puces, des puces… Puce sur puce, pour la piquer, la repiquer, sauter sur le lit, sur la huche, sur le vaisselier, sur l’horloge, et tout partout dans la maison. Les voisines accourues pour voir ce mystère-là, bientôt ne purent y tenir. La femme, elle, comme le sort le portait, fut tout le jour après ses puces. Mais à la fin des fins, la nuit venant, sa maison, toute fourmillante et elle toute assaillie, elle n’a pas pu tenir non plus. Il lui a fallu prendre la porte, prendre la fuite. Et depuis ce moment, on ne l’a plus revue.


Le trésor des contes : au village-  Henri POURRAT







samedi 24 octobre 2009

Conte de la pluie et du temps (fin)


Geneviève, tiraillée, bouleversée, finira par tomber malade ; pour la guérir, Primerose l’emmènera en Italie. Tout comme Sophie, qui y fit en 1853 son premier voyage d’agrément. Elle va y rencontrer un de ses plus chers amis, le journaliste Louis Veuillot, pour l’amitié duquel elle se fera royaliste et ultramontaine, tout comme elle redoublera de ferveur chrétienne pour l’amour de son fils aîné. A son retour, guérie des malaises qui la maintenaient couchée et muette depuis la naissance d’Olga sa dernière fille, il ne lui faudra que trois ans pour entamer sa carrière d’écrivain et sa vie de femme libre .
Geneviève aussi ,aurait pu vivre libre, grâce à sa fortune et à son talent pour le dessin. Mais comment une comtesse de Ségur, mère d’un prélat, amie d’un journaliste ultramontain et éditée par Hachette, aurait-elle pu écrire une chose pareille? La jeune femme regagnera , par amour,la place que son temps lui assigne. Elle y aura juste gagné une particule.
S’il n’est jamais venu à l’idée de Sophie de se vêtir en homme comme Georges Sand, elle n’en montre pas moins une préférence pour les vêtements confortables, les gros souliers et les bottes à triple semelle, avec lesquels cheveux au vent et couverte d’une houppelande, elle aime arpenter la campagne. Les conventions qu’elle voudrait rejeter provoquent de nombreuse contradictions dans ses écrits, contradictions qui construisent aussi son originalité, puisque des auteures de littérature enfantine de son temps elle reste la seule qui se lise encore avec plaisir.
Elle fut réellement féministe ; une des premières ; sans idéologie ni revendications. Elle a fait carrière discrètement, commençant à travailler à l’âge actuel de la préretraite. Elle agit sans théorie ni scandale, sans manier les idées ; elle a besoin et envie de s’exprimer et prend son métier d’écrivain au sérieux. Elle travaille pour un prix modique qu’elle réclame avec acharnement puisque les sommes rapportées par ses livres sont autant qu’elle ne devra pas demander à son mari.
A l’inverse de sa contemporaine George Sand, qu’elle ne fréquentait pas, Sophie ne s’est révoltée ni contre son milieu ni contre sa condition. Ce qui ne signifie pas qu’elle n’en a pas souffert ; sa longue maladie en est la preuve.
Aussi, c’est avec une grande lucidité qu’elle nous dépeint la vie des femmes de son temps, qu’elles soient aristocrates, bourgeoises, domestiques, paysannes ou rejetées par la société. Pourtant, si certains de ses personnages finissent au bagne ou sur l’échafaud, jamais elle ne descend aussi profond dans la pègre que son autre contemporain et ami, Eugène Sue. Témoin de son temps, sans avoir l’esprit scientifique d’un Jules Verne, elle tient compte des mutations sociales, du changement des mentalités. Elle ne montre guère les grandes inventions de son temps, hormis le chemin de fer, l’usine de tréfilerie de Gaspard et quelques autres projets industriels qu’elle perçoit comme des faits sociaux.
En dépit de tout ce qui nous contrarie de nos jours dans son œuvre : séparation des milieux, exhortation à la soumission des pauvres, bonne conscience des riches qu’elle ne cherche pas à contester (Ramoramor le nègre et Pélagie la bonne, ont droit au bonheur, mais autant qu’on peut en avoir dans leur condition.) ; à travers sa vie et ses écrits, on ne peut que constater sa lucidité, sa générosité. On l’aime parce qu’avant tout, elle a été « une femme bien ».

vendredi 23 octobre 2009

Conte de la pluie et du temps (8)


Si Geneviève est le portrait de Camille, on est en droit de supposer que l’infâme Georges, (un garçon franchement odieux qui met mieux en valeur les nombreuses qualités de l’orpheline) pourrait bien ressembler au marquis de Belot qu’a épousé l’ex petite-fille modèle. Ce cousin de Geneviève sera donc le monstre auquel l'enchanteur Dormère veut livrer l'orpheline; et vraiment Georges , version bourgeoise de l’Alcide du Mauvais Génie, est monstrueux! il n'a que douze ans au début du roman et déjà il est lâche et odieux et l'on ne s'attend pas à le voir s'améliorer. Il est rusé, sournois et pourtant intellectuellement, il vole bas. Il est raciste et d'une rare malfaisance. Au fond, il déteste les autres parce qu'il se déteste lui-même. Capable de voler son père et d'accuser Geneviève du méfait, il ne rougit pas dans le même temps de prétendre l'épouser; non par amour, mais pour s'approprier sa fortune. Quand, Geneviève, témoin involontaire du vol commis par le misérable contre son père est incapable de le dénoncer et en tombe si malade qu’on craint pour sa vie, ce n’est pas la mort de sa cousine qui afflige le monstre, mais la crainte, s’il ne peut l’épouser, de perdre sa fortune. La jeune fille rétablie, elle écrit à Georges pour repousser sa demande en mariage; sans aucun scrupule, il demande alors à son père d’user de son droit de tuteur pour contraindre Geneviève. Un reste de sens moral conduit Dormère à refuser; le monstre alors se retourne contre son père et entreprend de le ruiner.
Georges est ingrat, paresseux, égoïste , autre « qualité », il est fat: Sophie nous le montre se regardant avec complaisance dans son armoire à glace: « …et son air satisfait laissait voir qu’il était sûr de son succès… ». Car Dormère qui tient à ce mariage voudrait voir son fils en termes de galanterie avec sa cousine; mais l’animal traîne les pieds. Aussi Dormère, après avoir vanté sans succès les mérites physiques et moraux de sa pupille doit mettre en avant la fortune de la jeune fille pour que, du bout des dents, Georges décide qu’elle est un joli parti et qu’ « elle vaut la peine qu’on s’en occupe un peu … » Primerose qui n’ignore rien de la vie dissipée de Georges, veille au grain et lui dit sans ambages: « Je devine ce que tu veux; tu ne l’auras pas; c’est moi qui te le dis… »
Ce qui ne fait pas l’affaire de Georges qu a des dettes et ne sait comment les payer. Il donne alors toute la mesure de l’amour qu’il porte à sa cousine:
« C’est pourtant ennuyeux de s’enchaîner si jeune, regrette-t-il, mais il le faut. J’ai besoin d’argent. »
En somme, il n'aura pas volé la fièvre jaune dont il mourra , par bonheur, chrétiennement et regrettant ses nombreux méfaits. Repentir tardif dû sans doute au bon Mgr Gaston qui avait sur les écrits de sa mère une influence dont on se demande si elle fut toujours judicieuse.
Geneviève a un autre prétendant: Louis de saint Aymar. Cette famille, qui vit dans un domaine voisin de Plaisance, n’a guère d’autre utilité que d’amener Primerose auprès de Geneviève. Cependant, on se demande si la mère de Louis ne vise pas aussi la fortune de la jeune fille qui ,elle,n’aime que Jacques.
Le prince-chevalier Jacques de Belmont est pensionnaire chez les jésuites de Vaugirard envers lesquels Sophie se montre moins sévère que pour les pensions de ses autres romans. Lui seul est scrupuleux : il aime Geneviève et n’ose se déclarer parce que justement, il n’est pas riche, mais comme il possède la particule dont a besoin Geneviève pour être parfaite, Primerose poussera la jeune fille à faire elle-même sa déclaration, au grand dam d’Emile Templier. Par un effet pervers, que n’avait pas prévu la marraine fée, Geneviève sacrifiera sa liberté à cette particule enrobée d’amour.
Le rêve de Sophie: être aimée pour elle-même et disposer de beaucoup d’argent pour rendre heureux ses proches; et sans doute aussi pour diriger les événements

jeudi 22 octobre 2009

Conte de la pluie et du temps (7)


Un rayon de soleil encore pâle vient traîner sur la table, il caresse la main de Sophie qui pose le profond bol à soupe et va jusqu’à la fenêtre guetter l’éclaircie.
Une femme en noir traverse la cour ; encore une veuve ; elle n’est pas la seule. Les conflits dont se mêle le gouvernement français les ont faites nombreuses et de toutes conditions. Raison de plus pour alerter filles et mères : on ne peut guère s’en remettre aux hommes ; même les meilleurs peuvent disparaître, laissant derrière eux une famille désemparée. D’ailleurs, au fil de ses romans, il est fréquent de rencontrer des femmes seules qui savent parfaitement élever leurs enfants et gérer leur domaine. Si parfois un frère tient lieu de chef de famille, il sert plus à démontrer le genre de lien que Sophie préfère avoir avec les hommes, l’amitié fraternelle qui ne provoque aucune des calamités morales et physiques engendrées par l’amour passion. C’est bien souvent grâce aux femmes qu’après les pluies de malheurs engendrées par les guerres, revient le beau temps de la paix.
Sophie qui n’aime pas la guerre est pourtant certaine d'être autant que n’importe quel homme, capable de résister à l’ennemi, à l’envahisseur. Pourtant, en cas de conflit, les filles, on les met de côté. Elle se souvient d’une autre guerre, il y a longtemps ; l’armée ennemie était aux portes de la ville et son père, le gouverneur, organisait la résistance. Sophie croyait rester comme son frère à ses côtés. Mais elle eut beau supplier, pleurer, et pour compenser la frustration, se bourrer de gimblettes, son petit gâteau préféré,elle fut avec sa mère, ses sœurs et leurs servantes envoyée à l’abri dans une campagne retirée. Elle n’eut pas d’autre choix que de regarder par les vitres de la berline qui l’emportait, le désordre de l’exode. Elle eut alors à affronter un autre genre d’adversaire : la première de ses nombreuses et violentes migraines et aussi des nausées. Trop de gimblettes ? ou punition du ciel en raison de sa gourmandise ? et l’absence de compassion de sa mère lui ordonnant de se tenir, de ne pas s’écouter. Chaque cahot, pourtant, chaque ornière, la faisaient défaillir. Elle frissonnait, claquait des dents, son dos lui faisait mal et aussi son ventre, tous ses ventres. Une douleur l’enserrait de la taille aux genoux ; des vagues de douleurs, sans répit. Trente six heures de voyage, trente six heures de tourments.
Et, quand, enfin les voyageuses purent descendre de voiture, rien ni personne ne les attendait. Sophie prit pour elle les regards offensés de sa mère et la douleur morale vint s’ajouter aux souffrances physiques.
Au bout d’un temps qui lui parut interminable, elle rencontre un lit sur lequel elle peut s’effondrer ; la vue de ses jupons tachés de sang finit alors de l’affoler. Son cœur gonflé se déchira en sanglots pathétiques. Elle avait heureusement une grande sœur ; Nathalie l’aida à se changer, à se protéger ; elle lui dit qu’il ne lui arrivait rien là que de normal. Et si elle parvint à rassurer Sophie, elle ne put l’empêcher de se sentir une misérable pauvre chose dont la condition de femme lui valait d’être écartée par son père de la scène des choses importantes de la vie et du monde.

mercredi 21 octobre 2009

conte de la pluie et du temps (6)

Dans ce « conte », pour libérer Geneviève, la voici cette fois, célibataire fortunée; dans une première version, elle se disait veuve.
Elle est née riche, mais elle soupçonne que sa dot et la fortune dont elle devait hériter n’avaient pas été étrangères à l’attrait exercé sur son futur époux. Mirage de richesse emporté avec l’amour auquel elle croyait avoir droit: une dot partie en fumée dans le sillage d’un banquier véreux , un héritage composé d’arpents neigeux loin dans le nord de l’Europe, et d’ « âmes » , héritage en fait irréalisable puisque devenue française par son mariage, l’abolition de l’esclavage lui interdisait de posséder et à fortiori de négocier, l’eût-elle toléré, des serfs. Finalement, l’argent qui lui est revenu , était passé tout entier sous la gestion de son mari…, femme,… éternelle mineure….!
Sophie n’échappera pas à l’humiliation de voir sa belle-mère et son mari revenir à la charge encore et encore, allant jusqu’à réclamer au tsar le règlement de sa dot. Jamais jusqu’alors elle n’avait connu de problèmes d’argent. Trop généreuse, en outre pour prendre vraiment conscience qu’Eugène est, pour sa part, peu fortuné et que la quasi oisiveté dans laquelle il vit, n’arrange rien. Comment imaginer que son mari puisse la négliger pour 38000 roubles de dot, engloutis dans la faillite du banquier de son père! Elle aura toujours une grande affection pour le seul des Ségur à se montrer gentilhomme, le grand-père Philippe qui lui dira : « Eh bien Sophie, nous avons perdu la dot, mais nous gardons le trésor… »
Les hommes, quand on les rencontre,dans ses romans, s’il ne sont pas morts « en braves » ou disparus chez les sauvages, travaillent peu, à l’instar de son mari. Et plus on descend dans l’échelle sociale, plus ils travaillent: les maris des aristocrates peuvent être marins ou militaires; Dormère, le tuteur, qui n’a pas de particule « fait des affaires » à Paris; Charles Mc Lance, l’ex Bon Petit Diable est gentleman farmer ; Georgey, l’autre anglais crée des entreprises ; Gaspard, Féréor et Frölichein sont industriels, Bonnard et Thomas, fermiers ; Blaise est jardinier, Jean garçon de café, Hilaire domestique ; quant à Gribouille… il est juste bon à recevoir la balle mortelle destinée à un gendarme.
Les femmes, pour leur part, ne travaillent jamais ; ou alors, comme Mlles Tomme et Rondeau, ce sont des déclassées; elles sont institutrices, c’est à dire à peine mieux qu’une domestique. Les autres, comme Azéma et Pélagie, sont bonnes, ou fermières comme Madame Bonard. La seule à posséder un vrai métier, Caroline, la sœur de Gribouille, qui est couturière, devra se faire femme de chambre pour survivre.
Sophie de Ségur pour sa part, prétend écrire pour ses petits-enfants et non pour s’évader du carcan familial, ce qui aurait fait scandale tout autant qu’avouer son besoin d’argent. Eugène de Ségur pourtant, n’était pas le pire des maris, puisque après ses premiers succès, il avait accepté de l’émanciper afin qu’elle puisse disposer de ses gains comme bon lui semblait.
Il est vrai qu’à Paris, le comte de Ségur, s’il travaille peu, dépense beaucoup. Après avoir lutté pour imposer à sa femme une vie mondaine et parisienne, il finit par n’être pas mécontent de l’avoir à la campagne exerçant une activité compatible avec son rang et quelque peu lucrative. Le 19° siècle est misogyne ; une femme qui fait carrière fait scandale ; en revanche, écrire pour les enfants ne peut être qu’une occupation convenable. En aucun cas il ne peut s’agir d’un métier, encore moins de littérature !

mardi 20 octobre 2009

conte de pluie et du temps (5)

La petite arrive en effet à l’âge où l’on commence à faire comprendre aux filles qu’elles ne peuvent plus se comporter comme ces garçons dont, dans la petite enfance, elles partageaient les jeux, jeux qui désormais leur sont interdits même si elles y sont adroites ; même si, jouant aux amazones, cette inquiétante jeune personne fait voler les flèches par dessus les arbres. Le moment est venu de donner et sans rechigner, arc et flèches à leurs frères, à leurs cousins ou aux amis de ces derniers qu’on leur destine pour époux ,car le temps des Amazones n’est pas encore venu pour Geneviève . Les hommes du modèle de Georges ne cesseront jamais de craindre le pouvoir des femmes et de tenter de le réduire; ceux du modèle de Jacques (le prince, le chevalier, portrait du petit-fils de son cœur), seront toujours prêts, en revanche, à prêter leur arc et leurs flèches. « Nous jouerons chacun à notre tour, » dit le gentil garçon.
L’arc et les flèches sont un symbole, comme aussi les abricots qui vont toujours par paire et qu’on donne aux garçons alors qu’on en prive la fillette. « Georges en a deux, comme toi », dit Dormère à Jacques. Sophie n’est sans doute pas consciente de ce qu’elle écrit et Dormère en affirmant que la petite a mangé les abricots réservés à son fils, l’accuse-t-il d’avoir voulu émasculer le garçon auquel on la destine ? C’est plutôt dans ces images qu’il faut chercher les fantasmes ignorés de Sophie de Ségur, que dans les scènes de fouet qu’on lui a tant reprochées.
Des femmes indépendantes, on en voit passer parfois dans ses romans; elles sont veuves ou célibataires, détentrices d’une fortune qu’elles savent gérer et Sophie leur fait prendre en main l’éducation des plus jeunes, avec l’accord des parents, ou sans .
Sophie qui ne savait pas qu’elle était féministe, aime à brouiller les pistes, quand elle tient des propos que son entourage pourrait lui reprocher. Déjà, elle s’est faite âne, garçon simplet, général volcanique ; elle a donné de la voix dans tous ses romans, après des années de silence, quand une laryngite chronique l’avait rendue muette. A quoi bon parler, d’ailleurs, quand depuis l’enfance on doit se taire , quand on doit toujours obéir ? Elle est passée, Sophie, de la tyrannie de sa mère à celle de son mari sans jamais pouvoir exprimer une volonté bien à elle. Vers la trentaine pourtant, elle osé un choix rebelle : quitter Paris pour vivre à la campagne ; l’été fini, elle a refusé de quitter les Nouettes , car elle déteste la capitale où elle doit supporter les humeurs de sa belle-mère et les frasques de son époux, ce bel Eugène qui la trompe assidûment avec tout ce qu’il rencontre de jupons, femmes du monde et du demi-monde, servantes et filles de ferme que Sophie renvoie, la mort dans l’âme, faute de pouvoir renvoyer ce mari qui lui reproche, en outre de ne pas savoir tenir son rang. Ce rang qu’elle tient pourtant en jouant ce mauvais personnage de l’aristocrate qui punit celle dont la condition ne lui permet pas de refuser les « faveurs » du « maître ». Condition pas si différente de la sienne puisque en cas de séparation, les Ségur lui prendraient tout : enfants, domaine , argent ; tel est le statut des femmes dans le monde où elle vit . Mais il est vrai qu’il arrive à la jeune femme envieuse de l’indépendance des hommes, de négliger les convenances, les mondanités et jusqu’à ses devoirs conjugaux .Une colère tartare s’est alors emparée de Sophie et a fait céder un comte de Ségur, furieux C’est une petite vague annonciatrice de la grande marée qui, vers la cinquantaine, fera de la comtesse rebelle et brimée une romancière à succès!

lundi 19 octobre 2009

conte de la pluie et du temps (4)

Sophie de Ségur qui serait plutôt moins raciste que le reste de ses contemporains ne peut cependant mettre un noir sur un pied d’égalité avec les gens de son monde : Ramoramor sera donc comme Pélagie, au service de Geneviève. Mais la conteuse a de la sympathie pour lui; aussi, va-t-elle le doter de différences positives qui feront de lui le « bon génie » de l’orpheline. Sa négritude lui donne des « pouvoirs » , elle le rend plus fort, plus agile, plus rapide : il peut grimper l’escalier en deux bonds, tout en portant la fillette qu’il laisse en sûreté dans sa chambre ; puis, toujours miraculeusement rapide, il rejoint, à la cuisine, la bonne avec qui il essuie paisiblement la vaisselle.
Outre cette sorte d’ubiquité, il est aussi doté de clairvoyance : son « instinct » le conduit à remarquer ce que l’ « intelligence » de l’entourage semble ignorer : les malheurs de Geneviève proviennent de la jalousie que le père éprouvent pour la fillette qui charme tous ceux qui l’approchent alors que Georges mécontente tout son entourage. Clairvoyance qu’il partage du reste avec Pélagie. Les « bons génies » au cœur simple seraient capables de lire dans les âmes dont les portes et les fenêtres seraient fermées aux personnes plus « cultivées » .
Ces deux génies domestiques sont aussi le service de renseignements de la « marraine fée » Primerose. Cette dernière étant aussi curieuse que sa créatrice que l’on imagine fort bien soutirant des renseignements aux uns, dans le but de faire le bonheur des autres.
Où l’on voit bien que l’auteur et son personnages , en dépit des apparences, ne font qu’un : l’une et l’autre sont douées pour la peinture! De plus, Sophie n’hésite pas en la décrivant, à lui octroyer son caractère:
« Elle égayait le salon par sa gaieté et le sans-gène qui ne l’abandonnaient jamais. Elle riait même en se fâchant; on la voyait généralement avec plaisir… »
« …C’est ainsi que je suis, mon cher! Je prends tout vivement et je ne ménage pas mes paroles, ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas les gens. »
« … Terrible peut-être, mais sincère et fidèle… »
« L’indignation et le chagrin n’avaient pas diminué son appétit… »
Donc elle prend le verbe et l’apparence d’une demoiselle âgée de trente ans (une vieille fille!), qui aura fort à faire. Et, bien que Sophie, souvent, se laisse influencer par Gaston, par Louis Veuillot ou bien parson éditeur, elle compte aller cette fois jusqu’au bout de son propos .Elle veut pour cette enfant un destin meilleur que le sien.
Geneviève, on l'a vu, n'a reçu jusqu'alors pour toute éducation que celle dispensée par sa bonne, à savoir la lecture, l’écriture, un peu de calcul et science indispensable pour une femme, la couture! Primerose , dans le rôle de la fée-marraine,va se charger de l'orpheline et ajouter l’histoire, la géographie, le dessin et quelques langues étrangères ainsi que différents savoirs en principe réservés aux garçons. Et, quand elle en saura autant qu’eux, elle apprendra encore à gérer un budget et pourra disposer de la fortune qui lui revient. Liberté, qu ‘elle-même, Sophie, n’a connu que bien tard, grâce à son travail et à son talent..

dimanche 18 octobre 2009

Un conte de la pluie et du temps (3)

Geneviève, donc, est orpheline. C’est une adorable petite fille qui deviendra plus tard une fort jolie jeune fille. Sophie la décrit : « …grande, mince, élancée, des cheveux blond cendré, de grands yeux bleu foncé, doux vifs et intelligents… ». Elle a des traits fins, un joli teint, le pied et la main petits ; elle est distinguée, charmante, gracieuse, élégante. Somme toute, le portrait de Camille, et, puisque une romancière jouit du privilège d'être toute puissante sur ses personnages, elle sera riche, on ne peut pas avoir tous les malheurs à la fois!
En revanche,elle va la doter d'un tuteur chargé de nombreux défauts dont le pire : celui de ne pas aimer sa charmante pupille. Ce tuteur, son oncle paternel, va tenir le rôle ingrat de l'enchanteur qui a tout pouvoir sur le destin de sa prisonnière. Notons au passage que ce tuteur se nomme Dormère, sans particule, et que son domaine n'est pas un héritage, mais un bien acquis, ce qui le destine ipso facto à un mauvais rôle. Le père de Geneviève se trouvait donc, étant le frère de ce dernier dans la même situation; aussi a-t-il eu le bon goût de se tuer dans une chute de cheval ,ce qui a réglé son cas!
Dormère n'est pas foncièrement mauvais d'ailleurs, mais l'amour aveugle qu'il porte à son fils Georges le conduit à se mal comporter vis à vis de Geneviève. Telle Cendrillon, c'est toujours elle qui se trouve accusée quand une sottise est commise. Plus tard, il sera prêt à la sacrifier au bien-être du garçon.
En attendant, il n’aura pas, cet homme, entendu parler de la récente loi Duruy sur l’éducation des filles et négligera son instruction ; pendant qu’il donne à son fils ,
des leçons de latin, d’histoire et de mathématiques, il envoie sa pupille en promenade escortée de sa bonne, dont nous apprendrons qu’elle est instruite, puisque les bonnes d'enfants de ce temps ne sont pas des bonnes à tout faire, bien au contraire. Entre la nourrice et l'institutrice, elles sont chargées de la première éducation de l'enfant, en particulier des "bonnes manières". La bonne est une personne importante.
Toutes les bonnes séguriennes sont des bons génies pour les enfants dont elles ont la garde et Pélagie ne fait pas exception à la règle. Ramoramor en revanche, est une bien étrange bonne d’enfants : c’est un homme, il est noir et dans la force de l’âge : quarante ans environ.
Ramoramor était pour Geneviève une sorte de nounou exotique du temps que la petite vivait avec ses parents, en Amérique, terre de tous les possibles. La dispersion de la famille au cours d’un naufrage le libère ; il passe de l’état de serviteur à celui de matelot. Mais Rame aime sa servitude et n’a de cesse de retrouver ses « maîtres » et le voilà qui surgit, tel le génie sortant de sa bouteille, révolutionnant cuisine et salons du mal nommé domaine de Plaisance. Après avoir effaré tout le monde,il gagne la sympathie de tous à l’exception de Dormère et de son malencontreux fils. Il continue de traiter comme un bébé sa « petite maîtresse » qu’il ne voit pas grandir.

samedi 17 octobre 2009

Un conte de la pluie et du temps (2)

A-t-elle le pressentiment que ce nouveau roman sera le dernier ? Veut-elle en faire une sorte de legs moral ? Les années passent, elle les sent de plus en plus lourdes même s’il n’y paraît pas. Elle est encore svelte, elle se tient droite, et sans les bonnets dont elle se couvre la tête, on verrait que ses cheveux ont le privilège des châtains clairs : celui de ne pas grisonner, mais de devenir de plus en plus blonds jusqu’à atteindre le platine ; pourtant ses yeux lui font mal , elle s’essouffle dans les escaliers, il lui arrive d’avoir des vertiges; elle n’a plus beaucoup de temps devant elle et tant et tant de choses à dire encore , tant de messages à faire passer à toutes ces fillettes, à ces jeunes filles, à ces fiancées qu’on laisse grandir dans l’ignorance et la soumission.
Toujours est-il que, pour une fois, elle réfléchit plus que d’habitude au sort de ses personnages.
Deux ans se sont écoulés depuis l’histoire du chemineau Diloy… Comme le temps passe vite désormais ! Dans l’intervalle, elle a fait publier une Bible destinée , elle aussi aux enfants, mais elle préfère , ô combien, inventer des personnages, les faire vivre, parler, arranger leur destin à sa manière. Oui, elle a envie de parler des filles ,de parler aux filles . Déjà, dans un précédent roman, elle avait réclamé pour l’insupportable Gizelle , le droit au savoir, lequel aurait dû lui donner le droit à l’indépendance. Sophie ne sait pas qu’elle médite sur sa dernière œuvre, mais elle va inconsciemment lui donner la structure de ses premiers écrits : un conte, avec l’orpheline prisonnière du mauvais enchanteur, son tuteur qui veut la livrer au monstre, son épouvantable fils . Deux bons génies, un noir et un blanc :Ramoramor, et Pélagie, assureront sa protection rapprochée ; une bonne fée et son farfadet :Primerose et
Azéma. Dévouée corps et âme à sa patronne , Azéma comme tous les farfadets est insolente, indépendante et obéit quand et comme il lui convient. Toute l’équipe aidera le bon chevalier ,Jacques, à la délivrer.
Ces personnages vivent dans un domaine enchanté qu'elle nommera par dérision, Plaisance, car on ne peut pas dire que l'héroïne y mène une vie plaisante.
Dès les premières pages, on comprend que des dangers la guettent dès qu'elle cherche à s'éloigner. Quand elle se fait mordre par un renard, Sophie se souvient des contes russes de son enfance dans lesquels le renard est souvent un mauvais génie; des ronces déchirent son visage et ses vêtements, puisque l'on sait depuis la Belle au Bois Dormant que les châteaux enchantés sont entourés de ronces qui les cachent à la vue du monde.
Quant à l'héroïne, ce n'est pas une princesse, du moins pas encore, c'est une orpheline; c'est pratique, une orpheline, on peut à loisir critiquer ceux qui l'élèvent puisque ce ne sont pas ses parents. Elle se nommera... voyons... Valérie... Brigitte... Gertrude... non, pas Gertrude; c'est un nom de méchante, Gertrude… au fait, non, dans Diloy, Gertrude était gentille.
Geneviève! voilà , c'est bien, Geneviève!

vendredi 16 octobre 2009

Un conte de la pluie et du temps. (1)

Un conte de la pluie et du temps.
Il pleut ; depuis des jours, il pleut…. Un crachin breton embrume le paysage et ruisselle sur les vitres d’une cuisine, la cuisine d’un château, seule pièce un peu tiède de la vaste maison. Une femme s’y est réfugiée, un femme à qui le froid jamais n’a fait peur, mais qui, peut-être, en vieillissant devient frileuse. Il pleut sur un printemps qui tarde, sur un hiver qui ne veut pas finir; un hiver pas vraiment froid, mais gris , à l’humidité insidieuse qui se glisse jusque dans les draps et fait fumer les cheminées. Rien à voir avec les hivers gelés et lumineux de son enfance . Tout comme ce bortsch, qu’en l’absence de la cuisinière, elle a confectionné elle-même et dont elle ne retrouve pas la saveur aigre-douce, avec des choux bretons, par un hiver breton .La Russie est si loin et lointaines sont les berces géantes dont on faisait mariner les feuilles pour donner à la soupe ce rien d’acidité qui aujourd’hui fait défaut.
Le temps ressemble à sa vie : une longue grisaille traversée de douleurs fulgurantes et puis des embellies… Elle attend l’embellie, elle attend le printemps, le chant du coucou annonciateur de la fin des gelées. Le coucou chantera, le printemps reviendra avec les hirondelles, car le beau temps revient toujours. Mais reviendra-t-il cette année pour elle ?
Elle se sent vieille parfois ; elle ne pense pas pouvoir écrire encore un nouveau roman, mais elle se trompe ; son imagination n’est pas en panne, mais seulement encombrée de saints et de personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament, puisqu’elle travaille selon le conseil de Mgr Gaston de Ségur, son fils bien-aimé, à une Histoire Sainte, qu’elle fera suivre d’une Vie des Saints…, des ouvrages destinés aux enfants…, à ses petits-enfants…, à tous les enfants.
Sa fille Sabine va mourir de tuberculose , Camille, sa petite fille modèle est sur le point d’accoucher ; une nouvelle génération va remplacer l’ancienne… après la pluie, le beau temps? Soudain, cette créativité qui ne faisait que sommeiller s’empare d’elle. Une histoire va naître ; elle compte bien la terminer avant l’automne.
En effet, c’est Sophie de Ségur, « née Rostopchine », qui dans la cuisine du château de sa fille Henriette se réconforte de soupe au chou en regardant tomber la pluie et en rêvant aux personnages qu’elle va inventer et à l’histoire qu’elle va leur faire vivre.
Elle a toujours écrit « au fil de la plume », tout comme naguère elle racontait à Camille et à Madeleine les aventures de Blondine ou du Bon Petit Henri. Pauvre Camille qu’il faudrait bien aider à se défaire d’un mariage calamiteux, pauvre Madeleine que l’exemple de sa sœur conduira au couvent ! Et pauvre Sophie, victime de nos jours encore des idées de son temps : elle fut et doit rester l’impeccable aïeule, enguirlandée de petits-enfants qu’elle gâte ou éduque tour à tour. Mais la splendide, la blonde jeune femme pétulante, amoureuse de la vie et de son mari a dû, trompée, bafouée, se retirer dans l’ombre et le silence d'une chambre de malade. De ce mutisme dans lequel elle s’était réfugiée, elle n'est sortie que la cinquantaine révolue avec la voix tonitruante d’un âne.

mercredi 14 octobre 2009

Cuir de Russie (2)


Il y a si longtemps… elle ne sait plus très bien… elle va s’endormir, elle s’endort. Mais son coeur bat si fort, si fort qu’il la réveille. Demain, les chasseurs tueront les loups….
L’homme veut tout corriger, tout dominer ; plus de prédateurs dans les landes pas de mauvaises herbes dans les jardins. Mais tout est bon dans la nature, tous les animaux toutes les plantes ont leur utilité. Elle le sait depuis toujours, les plantes soignent. Elle en a fait un livre. Si elle avait eu ce livre, elle aurait pu garder son second fils….
Elle voudrait se rendormir ; elle compte ses enfants :huit. Oui, Renaud aussi…. Et ses petits-enfants : 20, tant morts que vivants ; autant que de romans… Et si elle vit encore quelques années, elle pourra commencer à compter ses arrières petits-enfants.
Elle aime tant ces enfants qui sont si durs à faire. La première fois surtout quand on a tant à craindre et personne à qui faire confiance. Heureusement, elle a toujours eu du bon sens et l’esprit pratique. Avec ignorance et réalisme, elle a préparé son accouchement dans les moindres détails ; placé son lit au milieu de la chambre, qu’on puisse l’aborder de tous les côtés ; demandé un sommier plus souple et un matelas plus dur. Habituée depuis l’enfance à un coucher spartiate, elle a horreur de ces alcôves emplumées où on veut la faire dormir et que semble affectionner Eugène. Il n’est guère enchanté de ces préparatifs Eugène… il le serait encore moins s’il savait que Sophie compte garder ce mode de couchage pour le reste de ses jours… Mais Eugène l’aime-t-il encore ?
Elle sait qu’elle va mourir , elle s’en fiche. Elle n’a pas fait assez de mal pour aller en Enfer , cet Enfer dont la religion de sa mère et de Gaston menacent les petites filles qui ne sont pas modèles. Le purgatoire? Elle y retrouvera des connaissances; ce sera juste un moment désagréable à passer… un de plus…
Elle s’endort. Du fond de son sommeil, elle entend craquer le bois, s’effondrer les poutres. Ses yeux s’ouvrent sur une lueur rouge et dansante…l’incendie…. Dans sa poitrine, un petit animal affolé se débat, s’agite et l’étouffe ; elle veut crier au feu mais aucun son ne sort de son larynx bloqué…. Les enfants ! il faut réveiller les enfants…. Mais ses enfants sont grands maintenant. Elle s’est dressée avec effort dans un lit inconnu, dans une chambre inconnue. Il n’y a pas le feu ; c’est juste dans la cheminée une bûche qui en se cassant a ravivé les flammes. Elle est maintenant tout à fait éveillée : cette chambre n’est pas la sienne. Elle n’a plus de chambre, plus de maison. Son joli domaine a été vendu… elle ne voulait pas. Quand dans sa vie a-t-elle pu faire ce qu’elle voulait?
Plus jeune, elle aurait voulu danser , faire du sport.. Elle a rêvé devant Marie Taglioni dansant la Sylphide. Mais une aristocrate n’a pas le droit à ces excentricités. Depuis, elle a su que l’impératrice d’Autriche avait une salle de sport.
Ces gens qu’elle n’a pu fréquenter, les autres écrivains, George Sand peut-être, cette femme qu’elle n’a pas pu connaître avait su vivre libre. Même si elle l’avait rencontrée, elle aurait sans doute du renoncer à cette amitié, comme elle a du renoncer à celle d’Eugène Sue. Qui pourtant ne racontait que la vérité.
Qu’il était beau cet autre Eugène…Elle aurait bien aimé….mais trop de risques… Le plaisir vaut-il ses conséquences ?
Elle sourit, la vieille dame en pensant à la tête qu’aurait fait sa belle famille; à celle de la comtesse Octave qui entre autres ressemblances avec le diable avait celle en vieillissant, de se faire ermite.
.Sa belle-famille! Son père a servi la Russie ; les Ségur n’ont jamais servi que leurs intérêts. Ils ont traversé la Révolution et tous les régimes qui l’ont suivie sans encombre et tous ont fait carrière.
Que cette nuit est longue… entrecoupée de rêves et de réveils ; elle a ouvert les yeux, elle ne reconnaît pas sa chambre…. Où est-elle ?
Ah, oui… chez sa fille ! Sa chambre à elle, elle ne l’a plus. Elle n’a plus de château… parti, vendu… elle était trop pauvre, trop vieille pour pouvoir le garder..
Comme elle l’a aimé son joli domaine, comme elle a aimé les vallons de cette campagne normande ; elle y avait un jardin, un âne, un verger avec des poiriers …
Elle se souvient de sa joie quand elle a pu quitter la vilaine et sombre rue parisienne pour vivre à la campagne avec ses enfants.
Comme elle aimait recevoir ; elle pouvait enfin renouer avec la tradition d’hospitalité de son père elle qui ne pouvait plus supporter les thés chez les douairières guindées du faubourg saint Germain où l’on servait parcimonieusement des petits gâteaux : « Secs comme des pendus ! » se souvient-elle.
Elle a eu comme son aristocratique et dédaigneuse belle-famille une maison de campagne.
L’achat de ce domaine fut sans doute l’événement le plus important de sa vie ; celui qui a transformé la comtesse mal mariée en écrivain. C’est la description de cette vie campagnarde qui sera le point de départ de son œuvre ; elle saura décrire la rivière et son vieux moulin ; le village voisin et sa grosse forge rachetée par un industriel.
Chaque dimanche de premier Mai , elle a dansé à la fête des forgerons ; combien de souliers a-t-elle usé.
Elle se souvient des travaux si longs avant de pouvoir emménager.
Impossible de dormir Fleurville, les Nouettes, Voronovo
Fédor lui donne l’argent, ensuite il faut écrire, Eugène n’a pas d’argent pour les Nouettes ; il n’y vient jamais ; pas d’hommes à Fleurville sauf pendant les vacances

Les Chouchous